BRACERS Record Detail for 53103
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LOUIS COUTURAT TO BR, 4 MAY 1898
BRACERS 53103. ALS. La Chaux-de-Fonds Bib., Suisse. Russell–Couturat 1: #5
Edited by A.-F. Schmid
Caen,
le 4 mai 1898.
(1, Boulevard St. Pierre)
Monsieur,
Votre démarche n’est nullement indiscrète ; j’allais justement vous écrire, à propos de mon compte-rendu, et je me proposais de vous parler de la traduction de votre livre. J’exprime, au début de mon article, le regret patriotique qu’un tel livre ne soit pas l’œuvre d’un Français : c’est vous dire que je désire plus que personne qu’il soit connu en France, et qu’il puisse servir à l’instruction de nos philosophes et de nos savants. Je vais donc écrire à M. Alcan, et lui dire qu’il y a le plus grand intérêt à ce que votre ouvrage soit traduit ; il ferait bonne figure, par exemple, dans sa Bibliothèque scientifique internationale. Maintenant, je ne me fais pas d’illusion sur l’autorité dont je puis jouir auprès de mon éditeur ; vous saurez en effet que c’est moi qui ai fait les frais d’impression de ma thèse, et que M. Alcan n’en a que le dépôt. En cas de réponse négative de sa part, je demanderai conseil à M. Jules Tannery qui m’indiquera quelque éditeur scientifique et pourra lui recommander votre ouvrage. En tout cas, soyez sûr que je ferai tout mon possible pour vous trouver un éditeur, et que je m’en occuperai comme d’une affaire personnelle.
Pour la traduction elle-même, je voulais vous conseiller de la faire revoir par un philosophe, si c’est un mathématicien qui la fait (ou réciproquement). En effet, il faut être au courant du vocabulaire philosophique pour bien traduire les distinctions et les raisonnements d’ordre logique et critique qui abondent dans votre ouvrage. Un seul exemple : le mot quantity doit se traduire par grandeur, et au contraire magnitude par quantité. D’une manière générale, je craindrais que la traduction de votre livre ne ressemblât à tant d’autres, qui ne sont même pas du français, et qui rendent l’auteur obscur ou inintelligible par leur mauvais style. Si vous le désiriez, je pourrais me charger de revoir la traduction à ce point de vue de la correction de la forme, soit en manuscrit, soit en épreuves. Je tiendrais beaucoup à ce que la traduction pût refléter la clarté et l’élégance de l’original.
Permettez-moia, à ce propos, de vous soumettre une correction ou plutôt une simplification que j’ai retrouvée notée dans votre livre. Page 125, dans la construction du quadrilatère, pour prouver que les points A, B, C, D sont en rapport harmonique, ne pourrait-on pas dire (en marquant N au point de rencontre de OR et de PQ) : « ABCD projeté du centre R sur AP donne APNQ, qui, projeté du centre O sur AD, donne ADCB. Ainsi ABCD peut être transformé projectivement en ADCB, etc. ». Cette marche (si elle est correcte, comme il me semble), supprime un intermédiaire. Si elle vous paraîtb préférable, vous pourriez l’introduire dans la traduction projetée.
J’espère que vous serez satisfait de mon compte-rendu. Je me suis efforcé de faire une analyse aussi exacte et complète que possible, pour faire connaître vos idées au public philosophique, qui ne se doute pas de toutes ces théories et de ces questions-là. Après vousc avoir payé un juste tribut d’éloges, je me suis laissé aller à la critique beaucoup plus que je ne comptais le faire d’abord. Je n’ai pas trouvé grand’chose de nouveau à vous objecter : vous devez connaître déjà tous mes arguments, puisque vous avez bien voulu citer mes articles antérieurs de la Revue de Mét. ; néanmoins, j’ai cru utile de les réunir dans un ensemble, pour les faire valoir de mon mieux. Il n’est mauvaise cause qui ne puisse, qui ne doive même être défendue ; quand on vient de vous lire, on ne croit pas qu’il soit possible de penser autrement que vous, tant on est accablé par la rigueur impérieuse et convaincante de vos raisonnements. Ce n’est qu’après réflexion qu’on s’aperçoit qu’une autre théorie, plus complètement aprioriste, serait encore soutenable. Mon ami Halévy m’a transmis les deux ou trois indications que vous lui aviez fournies en réponse à mes objections ; j’en ai tenu compte, mais vous verrez qu’elles ne m’ont pas entièrement convaincu. Comme je l’ai écrit, je crois que vous avez de bonnes raisons pour soutenir votre thèse ; mais peut-être ne les avez-vous pas toutes données dans votre ouvrage, et y aurait-il lieu de compléter et de confirmer vos démonstrations touchantd le caractère empiriquee des axiomes euclidiens. Vous savez que la Revue de Métaphysique insérerait avec empressement et avec plaisir une réponse de votre part, ou même un article de fonds où vous pourriez développerf certains points de votre doctrine. Vous n’auriez qu’à l’écrire en anglais ; Halévy et moi nous chargerions volontiers de le traduire. Car il faut vous dire que vous ne m’avez pas seulement instruit en mathématiques : vous m’avez appris l’anglais (au moins scientifique et philosophique).
Au reste, vous n’êtes pas encore débarrassé de moi, car je médite un article (pour le n° de Juillet) Sur les rapports du nombre et de la grandeur, où j’analyserais votre article si substantiel du Mindg et où jeh discuteraisi votre théorie de la grandeur, que je n’ai pas eu le loisir d’examiner à fond dans mon compte-rendu. Peut-être profiterai-je de cette occasion pour répondre à quelques-unes de vos critiques sur mon Infini, et pour exposer les conclusions du Cours que j’ai fait cette année sur la Philosophie des Mathématiques pures.
Une de vos critiques m’avait beaucoup frappé, et j’ai trouvé de quoi lui répondre. Comme je ne pourrai pas le faire publiquement, je vous soumets en particulier la solution de cette difficulté. Vous aviez relevé (avec raison) une contradiction formelle dans l’axiome de la continuité, tel que je l’avais énoncé d’après Dedekind ; ce qui m’avait surpris, mais non consolé, c’est que Dedekind lui-même eût laissé passer une telle faute. Mais depuis, j’ai trouvé dans Stolz (Allgemeine Arithmetik) le moyen d’échapper à cette contradiction. Il suffit de considérer, non plus l’ensemble de grandeurs G dont on veut définir la continuité, mais un ensemble H extrait de l’ensemble G, et jouissant des mêmes propriétés (vérifiant l’axiome d’Archimède, et possédant par conséquent la connexité). On peut alors définir la continuité de G en disant que si l’on répartit toutes les grandeurs de H en 2 classes telles qu’elles définissent une coupure de H, il existe dans G une grandeur, et une seule, qui correspond à cette coupure.
J’ai reçu l’Universal Algebra de votre ami M. Whitehead ; je n’en ai lu que la préface et la table, mais cela a suffi à m’inspirer un vif désir de le lire, et unej profonde admiration pour cette œuvre considérable, d’une grande portée logique et philosophique. Veuillez lui transmettre à l’occasion mes sincères compliments, et recevoir l’expression de mes sentiments sympathiques et dévoués.
Louis Couturat
