BRACERS Record Detail for 53231
To access the original letter, email the Russell Archives.
LOUIS COUTURAT TO BR, 5 MAY 1904
BRACERS 53231. ALS. La Chaux-de-Fonds Bib., Suisse. Russell–Couturat 1: #134
Edited by A.-F. Schmid
Paris,
le 5 mai 1904.
Cher Monsieur,
Je vous remercie de votre lettre, toujours si instructive et si pleine d’idées. Malheureusement, je m’aperçois de plus en plus que pour comprendre et apprécier pleinement vos théories, il faudrait les avoir inventées, c. à d. être vous-même. Et pourtant, la vérité est ou doit être communicable à tout esprit. Cruelle antinomie ! Ce qui mea suggère ces réflexions, c’est la lecture de votre second mémoire, dans le t. 8 de la R de M., que j’ai demandé à M. Peano. C’est terriblement compliqué et dur à lire ! Je comprends bien l’idée principale, à savoir qu’bune série n’est pas une classe, mais une relation ; mais le détail m’embrouille et me fatigue. Et puis, cette conception est encore plus difficile à exposer, parce qu’elle est contraire aux préjugés ou aux habitudes d’esprit, pour lesquelles une classe peut avoir par elle-même un ordre.
Je suis bien aise de ce que vous me dites de Burali-Forti, car cela me permettra d’adopter sa définition de la grandeur, qui me paraît conforme à l’usage et aux besoins des mathématiciens. Bien entendu, on ne peut pas prouver l’existence des grandeurs ainsi définies, si ce n’est en invoquant l’ensemble des nombres réels, construit indépendamment.
J’ai reçu de M. Peano unec petite remarque : p. 9, ligne 17 (de mon 2e art.) le mot disjointes n’est pas nécessaire, dit-il ; et il me renvoie au Formulaire, p. 129, 6. 0, où cette condition manque en effet. Mais je ne vois pas bien comment on peut s’en passer, à moins de combiner un élément d’une classe avec lui-même, considéré comme élément d’une autre classe. Que vous en semble ? — M. Burali-Forti m’a envoyé une objection beaucoup plus importante : la loi d’induction ne se déduit pas de ma 4e définition (p. 12), car celle-ci est vérifiée par exemple par la suite : 0, 1, 2, 3, .…, ω, ω + 1, ω + 2, .… qui comprend autre chose que les nombres finis.d La 4e définition ne suffirait donc pas à définir les nombres finis. Cela résulte d’ailleurs, selon lui, de l’indépendance dese postulats de Peano. A ce propos, avez-vous vu la théorie nouvelle de Padoa, avec 4 postulats seulement, en supprimant le 0 comme idée primitive (R. d. M. t. VIII, p. 45). Quf,en pensez-vous ?
Je me mets à étudier les principes de la Géométrie. Je trouve que votre ouvrage reste trop, sur ce point,f dans les généralités et les abstractions. Il faudrait donner un système complet de postulats pour chacune des Géométries en question, et montrer comment elles s’en déduisent. Je suppose que c’est ce que donnera votre 2e volume. Je lis les divers traités qui visent à construire logiquement la Géométrie élémentaire : Pasch, Veronese, Enriques, et la Géométrie projective : Enriques, Burali-Forti ; et surtout les deux mémoires de Pieri. Ici, c’est la multiplicité des systèmes et leur diversité qui m’embarrassent. Pieri fonde la Géométrie sur l’idée de mouvement ; Veronese la bannit au contraire, et fonde tout sur l’idée de congruence ; mais il ne définit l’égalité des segments, ce qui est fâcheux.
D’autre part, j’ai commencé à lire HILBERT : sa classification des postulats me plaît assez, mais il ne prouve pas, ce me semble, que ses postulats soient suffisants à fonder la Géométrie ordinaire, et il expose des Géométries « extra-ordinaire » dont on ne voit pas bien le sens et la valeur, ni le rapport qu’elles ont avec les Géométries euclidienne et non-euclidiennes. Il semble qu’il y ait là plutôtg un jeu d’analyste qu’une recherche épistémologique sérieuse sur les principes de la Géométrie.
Je crois comprendre ce que vous me dites à propos de M. Poincaré (dont les œuvres philosophiques, d’ailleurs, pèchent beaucoup par l’ignorance totale des travaux antérieurs ou contemporains sur la Logique mathématique). Je comprends fort bien que l’alternative entre Euclide, Riemann et Lobatchevsky est trop étroite (M. Poincaré l’a dit lui-même en rendant compte de Hilbert dans le Bulletin de Sciences math.) parce qu’elle laisse intacts la plupart des postulats, qui sont communs aux 3 systèmes. Mais je ne suis pas encore convaincu que c’est l’expérience qui nous dicte ou nous suggère ces postulats. « Ma table est plus près de moi que le soleil ; ma table est plus petite que le soleil », tout cela ne sont pas des faits d’expérience, des intuitions évidentes et qui s’imposent à nous : ce sont des produits d’une longue élaboration psychologique, de la réflexion et de la construction. L’enfant demande la lune qu’il voit réfléchie dans un seau d’eau ; les anciens (Lucrèce) croyaient que le soleil a un pied de diamètre. Pascal a montré comment une distance infiniment grande peut tenir dans un carreau de vitre (un navire qui s’éloigne vers l’horizon, en supposant la terre plane). Au point de vue de la perception brute, tout est dans tout, il n’y a pas de plus grand ni de plus petit. De même, pour l’expérience, il n’y a pas de continuité ni même de contiguïté : la lune est cognée à un clocher pointu, pour Musset. En résumé, on peut soutenir que l’expérience (non pas l’expérience informée, comme Kant l’entend, mais l’expérience pure, les données des sens) ne fournit aucune relation spatiale (selon Kant, elle ne fournit même aucune espèce de relations, mais c’est une autre question). Elle n’impose et n’exclut aucun arrangement de points. Il se peut que certains arrangements nous paraissent plus « naturels » que d’autres, parce qu’ils seront plus « commodes », mais aucun n’est « nécessaire ». On en conclurait que l’esprit seul impose aux données des sens tel ou tel arrangement, que c’est lui qui donne une forme à l’expérience enh déterminanti les relations entre les objets. L’espace serait alors une forme, non plus sensible et intuitive, mais intellectuelle, et toujours à priori. Je ne soutiens cette thèse qu’à titre problématique ; mais c’est pour vous montrer que (jusqu’ici du moins, et à ma connaissance) vous ne l’avez pas ruinée. Ce qui m’empêche, d’ailleurs, de la soutenir pour mon compte, c’est le fait des trois dimensions, qui me paraît bien être un fait d’intuition (empirique ou a priori, je ne sais) et non un postulat d’ordre intellectuel.
J’ai indiqué cela brièvement dans mon article sur Kant, où j’ai essayé de discuter toutes les opinions de Kant touchant les mathématiques, ce qui fait qu’il est assez long (50 pages environ). J’ai relevé une foule de contradictions et de variations dans sa théorie, et j’ai montré que pour presque tous les points elle est réfutée par la mathématique ou la logique moderne. Cela va scandaliser tous les kantiens, habitués à répéter docilement la doctrinej du maître comme parole d’Évangile. Mais il faut faire de la place pour les idées nouvelles et le progrès. Ma conclusion est empreinte de libre-pensée : je reproche à Kant d’avoir voulu subordonner le savoir à la foi, et d’avoir manqué de confiance dans la raison. Il y a longtemps que j’ai cette opinion, et elle s’est fortifiée depuis que j’ai vu le détestable abus que les modernes mystiques ont fait du « primat de la raison pratique », de la liberté, de la croyance, de la contingence, et autres fariboles. Y a-t-il une idée plus saugrenue et plus funeste que de subordonner la pensée à l’action ? L’action ne vaut que ce que vaut la pensée qui l’inspire : elle ne peut rien nous apprendre. Croire n’est pas savoir, et n’est même pas le moyen de savoir ; c’est le meilleur moyen d’ignorer. Cela me paraît tellement absurde, que je ne comprendrais pas le succès de pareilles idées, si elles n’avaient pas paru très commodes à quelques esprits non libres qui y ont vu un excellentk argumentl d’apologétique fidéiste, et un moyen de combattre la science et la raison. Ç’a été la forme philosophique de la réaction cléricale. J’espère que nous en serons bientôt débarrassés, en philosophie comme en politique.
Croyez toujours, cher Monsieur, à mes sentiments les plus sympathiques et dévoués.
Louis Couturat
P. S. A propos de ma p. 12, note 3, M. Peano me fait remarquer, comme vous, que Ǝu est indispensable ; sans doute, x ε u . ⸧ . Ǝu (Form. p. 29, P 1.1) mais ici x ε u n’est pas affirmé dans le 2e membre, il n’est qu’une hypothèse, et le 2e membre serait satisfait par u = Ʌ .
En général, on trouve mes articles durs à lire (seul, M. Bergson, les a trouvés clairs). Cela vient de ce que les philosophes n’ont pas du tout l’habitude des raisonnements mathématiques (c. à d. formels). Je ne sais vraiment pas que faire pour me rendre plus intelligible ou plus accessible. Je suis entre Charybde et Scylla : entre mon modèle (votre livre et les autres travaux logiques), que je ne voudrais pas trop trahir et défigurer ; et mes lecteurs, que je voudrais tout de même instruire.
Textual Notes
- a
me [fait]
- b
qu’ rature
- c
une [deux]{une}
- d
finis [ne vérifie pas la loi d’induction]{comprend autre chose que les nombres finis}
- e
des [5]
- f
point [dan]{sur} au-dessous de la ligne
- g
plutôt [surtout]
- h
en rature
- i
déterminant [définis]{détermine} au-dessous de la ligne
- j
doctrine [parole]{doctrine}
- k
excellent [surtout]
- l
argument [moyen]{argument}
