BRACERS Record Detail for 53225
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LOUIS COUTURAT TO BR, 13 MAR. 1904
BRACERS 53225. ALS. La Chaux-de-Fonds Bib., Suisse. Russell–Couturat 1: #128
Edited by A.-F. Schmid
Paris,
13 mars 1904.
Cher Monsieur,
J’ai été heureux d’apprendre que votre silence était dû à vos occupations, comme je le prévoyais. Je ne saurais regretter que vous consacriez votre temps et vos forces à la campagne libérale, car vous travaillez ainsi, non seulement pour votre pays, mais aussi pour les autres, et notamment pour la France, pour les bonnes relations anglo-françaises et par conséquent pour la paix européenne, qui se trouve dépendre en grande partie de ces relations. Je suis heureux d’apprendre que cette campagne a du succès ; je suis aussi bien aise de ce que vous me dites de sérieux du public anglais. Il est moins facile à séduire par de belles phrases que le public français ; et s’il écoute avec attention vos discussions économiques, il a quelque mérite, car vous n’êtes pas homme à sacrifier à la « popularité », comme dit Kant. Je dois dire que le même esprit sérieux se manifeste chez nous dans les Universités populaires, et qu’elles font ainsi peu à peu l’éducation de la démocratie. Mais ce qui est effrayant chez nous, c’est la nullité et l’inertie de la bourgeoisie (comme de la noblesse, d’ailleurs). C’est ce qui fait que notre politique manque de pondération et de continuité. Nous marchons en ce moment violemment vers la gauche, malgré les bourgeois cléricaux et nationalistes ; mais cela durera-t-il ? Sinon, nous aurons une réaction tout aussi violente. C’est l’histoire de la France depuis un siècle.
Je n’ai rien à répondre à vos explications, qui sont comme toujours claires et convaincantes. Mais j’en ai encore d’autres à vous demander, et ce qui m’enhardit à le faire, c’est, outre votre complaisance, l’aisance avec laquelle vous trouvez réponse à tout. Et puis je me dis qu’il ne vous est peut-être pas inutile de recevoir des questions qui vous amènent à expliquer vos idées, àa les présenter sous un nouveau jour ou à les défendre contre des objections possibles.
Tout en acceptant votre doctrine au sujet des signes, je me demande comment il faut définir et distinguer les diverses espèces d’égalités. Il y a d’abord l’identité absolue, par exemple des individus et des classes, qui me paraît indéfinissable (on peut néanmoins définir les identités de 2 individus x, y au moyen de l’inclusion des classes :
x ≡ y . = . x ε a . ⸧a . y ε a Df )
Il y a ensuite l’équivalence des propositions et des relations, qui n’est pas l’identité, mais le produit logique des 2 relations inverse ⸧ et ⸦. — Qu’en pensez-vous, et quels signes adoptez-vous pour distinguer ces idées ?
— Pour la démonstration du principe de contradiction, je me rappelle l’avoir lue dans votre MS : j’ai noté seulement les prop successives, mais je suis incapable de retrouver les démonstrations, parce que je ne suis pas habitué à vos formes de raisonnement, qui sont si différentes des formes usuelles. Maisb il est inutile que vous me donniez cette démonstration : elle serait trop longue et trop compliquée pour que je la publie.
Pour l’existence, je comprends et j’admets parfaitement votre distinction de l’existence logique (propriété d’une classe) et de l’existence philosophique (ou plutôt métaphysique) propriété d’un individu. C’est sur celle-ci que je voudrais avoir votre avis. Que pensez-vous, par exemple, de l’opinion de Kant que l’existence n’est pas un prédicat ? Vous dites que cette existence nous est connue par l’expérience. Mais n’a-t-elle pas, elle aussi, un concept qui entre dans nos raisonnements, par exemple quand nous concluons de l’existence d’un fait à l’existence de sa cause ou condition ? N’y a-t-il pas, en un mot, une Logique de l’existence réelle, dont vous comprenez l’importance pour toutes les sciences de la nature ?
Cela m’amène à la principale question que j’ai à vous poser. Je voudrais avoir exactement votre opinion au sujet de la grandeur. Vous dites qu’elle sort du domaine des mathématiques pures, qu’elle ne peut se définir au moyen des constantes logiques. Pourtant il existe des définitions nominales de la grandeur, comme celle que Burali-Forti a exposée dans ses Propriétés formales, et mieux encore dans un mémoire récent que je vous envoie(1) (1). Il est vrai que cette définition nominale n’est au fond qu’une déf. par postulats : on dit : j’appelle grandeur ce qui vérifie tels et tels postulats. Je crois que vous reprocherez à cette définition de ne pas établir l’existence et l’unicité de l’objet défini. Ou bien, si l’on peut montrer l’existence de la grandeur, on ne le peut qu’en montrant que l’ensemble des nombres réels vérifie les postulats de la grandeur ; tandis que ce qu’on nomme grandeur est ce à quoi s’applique l’ensemble des nombres réels. Néanmoins, l’ensemble des nombres réelsc ne peut-il pas être considéré comme l’équivalent ou le substitut logique de la grandeur ? En Logique, on considère si aisément comme équivalents des objets indiscernables, c. à d. qui ont toutes les mêmes propriétés. (Vous me direz, il est vrai, que c’est là le vice des mathématiciens. Si c’est un vice, je le trouve encore chez HUNTINGTON, qui, pour prouver qu’un système de postulats est suffisant, c. à d. détermine un ensemble unique, démontre que si deux ensembles vérifient ce système, on peut établir entre eux une correspondance univoque et réciproque. Mais peut-être alors faut-il invoquer le principe d’abstraction, et affirmer que si deux (ou plusieurs) ensembles sont susceptibles d’une correspondance univoque et réciproque, c’est qu’ils correspondent à un seul et même ensemble, qui sera leur « abstrait », si je puis dire.
— Autre chose. J’ai lu tout récemment les mémoires de HUNTINGTON auxquels Burali-Forti renvoie(2) ; ils m’ont paru fort intéressants et fort rigoureux. Sid vous ne pouvez les trouver, je pourrais vous en envoyer un petit résumé (mes notes personnelles). En deux mots, le principal de ces mémoires expose un système complet de postulats pour définir la grandeur absolue continue (0 exclu). Ces 6 postulats contiennent un indéfinissable, qui est une règle de combinaison (ce sera, par ex. l’addition). Les seules relations indéfinissables des grandeurs sont = et ≠. L’inégalité est définie comme suit : a nifie qu’il existe un y tel que a + y = b.e Cela étant, je me demande quel est le rapport de ce système de postulats avec celui de Burali-Forti, d’une part (où figure le zéro de grandeur), et, d’autre part, avec le vôtre (p. 168 de votre Vol. I) où, au contraire des deux autres, ne figure que la relation d’inégalité prise comme indéfinissable. — Est-ce que votre système de postulats est complet ? Pouvez-vous, par exemple, en déduire l’axiome d’Archimède et l’axiome de continuité ; ou devez-vous en outre les postuler ? Je vois bien que vous les citez plus loin, à propos de la distance (p. 181 etf 254), mais je ne vois pas si, selon vous, il faut partir de la définition de la grandeur. Vous comprenez que j’ai besoin de ces éclaircissements pour mon 3e article, sur le Continu et sur la Grandeur, qui doit paraître en Juillet.
En Mai paraîtra mon article sur Kant, auquel je travaille en ce moment. Je vais en extraireg un petit exposé oral pour la séance du 20 mars, organisée par la Soc. de Phil. en honneur de Kant. Je ne sais pas si mon exposé fera « honneur » à Kant, car il est, comme vous pensez, fortement critique.
— Il a paru, le 1er mars, dans la Revue Philos., un compte rendu de votre livre par Milhaud, fort élogieux, mais peu approbateur au fond. Je vous envoie le n°, car je crains que vous ne le trouviez pas facilement. J’ai écrit à Milhaud 2 lettres pour lui dire qu’il ne vous rendait pas assez justice. Il me répond que nous sommes (vous et moi) des dogmatiques ; que pour lui il n’y a pas de principes nécessaires, mais tout au plus des principes suffisants pour fonder les mathématiques, mais qu’il peut y en avoir une infinité d’autres, et qu’il n’est pas prouvé que les vôtres vaillent mieux que d’autres. C’est ainsi qu’il explique et justifie la phrase où il dit qu’en définitive vous faites appel à un « sentiment individuel », phrase contre laquelle j’avais vivement protesté, en le priant de ne pas vous confondre avec les Le Roy et Cie, qui, eux, font sans cesse appel au sentiment. Je lui avais montré ce qu’a de solide et d’objectif votre méthode de déduction formelle rigoureuse, et lui disais qu’un mathématicien comme lui devrait être le premier à reconnaître la validité de ces démonstrations.
— Cela vous montreh quelle résistance votre œuvre a à combattre ; c’est pourquoi je vous demande sans cesse de nouvelles armes, en attendant votre volume II, qui permettra, sinon de fermer la bouche aux adversaires, du moins de les réfuter en règle.
Je vous enverrai demaini un paquet d’imprimés contenant : 1° la Revue Philosophique ; 2° le Burali-Forti ; 3° les trois articles récents de Frege ; 4° l’article de Mac Coll extrait de l’Athenaeum du 20 février (je puis vous communiquer les autres, si vous le désirez, mais ils ne vous apprendraient rien). Je vous prierai de me renvoyer le tout (car je n’ai rien en double) recommandé, quand vous n’en aurez plus besoin (cela ne presse nullement). — Bonnes nouvelles : Ostwald a gagné l’adhésion de la Bunsen-Gesellschaft, et en prépare d’autres encore. — Veuillez recevoir, cher Monsieur, mes meilleurs vœux pour vous et pour Madame Russell, et mes bien cordiales amitiés.
Louis Couturat
P. S. Pensez-vous au Congrès de Philosophie ?
(1) Sulla teoria geneale delle grandezze e dei Numeri. (Je n’aime pas sa manière de définir le nombre au moyen de la grandeur).
(2) Transactions of the American Mathem. Society, 1902, 1903.
