BRACERS Record Detail for 53212
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LOUIS COUTURAT TO BR, 8 NOV. 1903
BRACERS 53212. ALS. La Chaux-de-Fonds Bib., Suisse. Russell–Couturat 1: #115
Edited by A.-F. Schmid
Answered
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Paris,
le 8 novembre 1903.
Cher Monsieur,
Je me suis empressé de lire votre manuscrit, pour vous le rendre le plus tôt possible. Je vous le renverrai dès que vous m’aurez répondu, à moins que je n’en aie encore besoin pour comprendre vos explications éventuelles. J’ai d’ailleurs pris note de toutes les P qu’il contient. J’ai mis 2 ou 3 notes au crayon, en marge, pour signaler des erreurs possibles d’écriture.
Je dois vous avouer que cette lecture ne m’a pas éclairé comme je l’espérais, et qu’elle n’a fait qu’augmenter mes doutes et mes scrupules. (Vous me permettrez de parler avec une liberté et une franchise ... philosophiques.) Je trouve vos 10 principes extrêmement compliqués et obscurs. Vous les trouvez simples, au point de vue formel, parce qu’ils ne contiennent qu’un indéfinissable, ⸧ ; mais c’est justement là, je crois, ce qui leur donneb ce caractère compliqué et artificiel. En effet, ce sont des implications d’implications, et le plus souvent hétérogènes. (J’appelle homogènes des implications dont les 2 membres sont des prop. du même ordre ; primaires, secondaires, etc. au sens de Boole ; hétérogènes, c’est le contraire.) Or ces sortes d’implications boiteuses sont, ou fort peu évidentes, ou paradoxales, ou même inintelligibles. Je remarque que ce sont presque toujours des paradoxes propres au Calcul des prop., qui dérivent de l’axiome spécial de Schröder : (a = 1) = a, ce qui explique leur hétérogénéité. Même des principes évidents, comme Simpl. et Syll. prennent une apparence obscure ou douteuse dans les formules que vous en donnez. Et les formules que je considère comme naturelles (obvious), à savoir :
pq ⸧ p p ⸧ q . q ⸧ r . ⸧ . p ⸧ r
n’en dérivent qu’au moyen de la loic d’importation, qui est encore un de ces paradoxes. De même, le principe de réduction ne devient évident ou même intelligible que grâce à l’équivalence (établie ultérieurement) :
p ⸧ q . = . – p v q
Or cette équivalence est encore un paradoxe dérivé de l’axiome de Schröder (aussi elle ne vaut que pour les P constantes). Vous dites bien, dans votre note finale, que toutes les P équivalentes à Red sont moins simples, étant données les définitions de la négation et de l’addition ; c. à d. qu’elles sont moins simples quand on prend ⸧ pour unique indéfinissable. Mais elles seraient plus simples, si l’on prenait pour indéfinissables – ou È et Ç. Or cela me paraîtrait beaucoup plus « naturel ». Il me semble que vosd 3 Df fondamentales de la multiplication, de l’addition et de la négation définissent le clair par l’obscur. Les 2 premières emploient ce que j’ai appelé une inférence boiteuse :
p . ⸧ . q ⸧ r ou p ⸧ q . ⸧ . q
En outre, la Df de Ç et celle de ~ impliquent un terme étranger et indéterminé r. — Il me semble que des inférences boiteuses de ce genre n’ont pas du sens réel, elles ne se présentent jamais dans la pratique : jamais une implication, par ex. n’entraîne la vérité absolue d’une P, surtout d’un membre d’elle-même.e Des formules comme
p ⸧ q . ⸧ . p p. ⸧ . q ⸧ p,
p ⸧ s . q ⸧ s . ⸧ . s
me paraissent de simples paradoxes ou des artifices de calcul. Vous obtenez d’ailleurs une foule de P. paradoxales, par exemple :
P. 3.641.642 pq . ⸧ . p ≡ q
3.74
p ⸧ q . p ⸧ r . ⸧ : p . ⸧ . q ≡ r
qui ne s’expliquent que par le fait que les P ne sont susceptibles que de deux valeurs, V et Ʌ (fait équivalent à l’axiome de Schröder).
A ce propos, vous substituez à l’opposition : vrai - faux, l’opposition : vrai - non vrai ; et vous admettez que si p n’est pas une prop., p n’est pas vrai. Il s’ensuit alors que ~ p est vrai, et pourtant ce n’est pas une prop. Il me semble donc qu’il faut réserver (conformément au sens commun) les épithètes vrai et faux (ou non-vrai) pour les prop., et dire que si p n’est pas une prop., les prop. où p est dit vrai ou faux n’ont pas de sens, ne signifient rien. Cela amène une autre objection : est-il nécessaire, est-il possible même d’attribuer à chaque variable un champ de variabilité illimité ? Le bon sens indique que toute théorie est relative à une classe déterminée d’entités, hors de laquelle elle n’a pas de sens. C’est pourquoi Peano est obligé de mettre en tête de ses théorèmes les Hp : x, y ε N, ou n, ou R, ou Q, etc. Sans doute, dans ces Hp., x, y peuvent varier sans restriction, de sorte que l’implication est toujours vraie. Mais pourquoi les théorèmes de Logique ne comporteraient-ils pas des restrictions ou des Hp analogues ? par exemple : x, y ε P, ou K, etc ? Cela obligerait à admettre P, K, etc. comme indéfinissables. Mais cela ne vaudrait-ils pas mieux que d’admettre Red comme Pp ?
— Autre réflexion. Les principes 2.3.31f me semblent extrêmement subtils, et d’une application scabreuse. Je ne vois pas la nécessité de distinguer
(x) . φ(x) et ⊢. φ(x)
pour arriver en somme à les identifier. Il semble que ce soit là une subtilité inutile, et au fond purement verbale. Elle repose sur la distinction de all et de any,g distinction intraduisible, et qui pourrait bien n’être qu’un idiotisme (N. B. j’admets qu’il y ait lieu de distinguer le sens collectif et le sens distributif, mais ici all est près, comme any,h au sens distributif, et par suite est synonyme de any.i J’admettrais seulement la Pp 2.2, substitution des constantes aux variables, c. à d. du cas particulier au cas général. La Pp 2.4 me paraît bien subtile aussi ; il me semble que ce soit une tautologie, et que la distinction des 2 membres de l’implication soit verbale.
— Vous dites que les p 2.2.3.31 sont nécessaires à toute déduction. Mais ces Pp concernent les fonctions et par conséquent les variables, tandis qu’il me semble que les déductions élémentaires portent sur des constantes. Je sais bien que vous transformez le syllogisme :
a ⸧ b . b ⸧ c . ⸧ . a ⸧ c (1)
en :
x ε a . ⸧ . x ε b : x ε b . ⸧ . x ε c : ⸧ : x ε a . ⸧ . x ε c (2)
mais on peut refuser de considérer (2) comme plus primitif que (1), et d’ailleurs, dans (2), la variable x n’est qu’apparente. On pourrait soutenir que les notions de variable, de fonction, etc. doivent être excluej de la Logique élémentaire, et ne venir qu’après la théorie de la déduction entre termes constants et connus.
Enfin, quelques remarques sur le symbolisme. Pourquoi employez-vous ≡ plutôt que = ? Est-ce pour distinguer les équivalences des définitions, qui seules contiennent le signe = ? Ou réservez-vous un autre sens à ce signe = ?
Je ne vois pas la nécessité du signe d’assertion ⊢, qui revient sans cesse et est si encombrant. Il paraît surtout inutile dans les 2 membres d’une implication : si p ⸧ q, on a aussi évidemment : ⊢ p ⸧ ⊢ q, et cela ne dit rien de plus, au fond. — Le même signe paraît employé dans ⊢. φ(x) avec un sens un peu différent, ce qui serait fâcheux. Enfin, je n’aime pas le symbole (x) . φ(x) qui paraît faire de (x) un facteur. J’aimerais mieux :
Πx φ(x) = 1 comme Schröder.
— Je crains que toutes ces objections ne vous déplaisent ou ne vous paraissent ridicules. J’ai cru pourtant ne pas devoir vous en épargner une seule, ni en affaiblir l’énoncé, pour que vous voyiez mieux à quel point de vue je me place, et comment il faut faire pour m’éclairer. Les difficultés que je vous suscite ne seront pas inutiles, si elles vous aident à éclaircir vos idées et à compléter votre ouvrage. C’est dans cette intention toute amicale que je vous les soumets, en vous priant de me croire votre cordialement dévoué
Louis Couturat
