BRACERS Record Detail for 53210
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LOUIS COUTURAT TO BR, 31 OCT. 1903
BRACERS 53210. ALS. La Chaux-de-Fonds Bib., Suisse. Russell–Couturat 1: #113
Edited by A.-F. Schmid
Paris,
le 31 octobre 1903.
Cher Monsieur,
Je viens de recevoir votre manuscrit, et je vous remercie vivement de vous en priver temporairement pour moi. Je tâcherai de le garder le moins longtemps possible ; j’en aurai grand soin, et vous le renverrai recommandé.
Pour Kant, je regrette (et on regrettera) que vous ne puissiez faire un article. Cela me décidera probablement à le faire, sur ce sujet : Kant et la mathématique moderne, parce qu’il me semble nécessaire que vos idées et celles de l’école logique moderne soient représentées dans ce numéro, à côté des apologies des philosophes retardataires qui ignorent le mouvementa scientifique contemporain et s’abîment dans l’étude des auteurs et l’adoration du passé. Ce n’est pas que je sois mieux armé que vous ; j’ai toujours eu peu de goût pour l’histoire, et j’ai en horreur les commentateurs, qui généralement obscurcissent leur auteur. Si j’ai trouvé du nouveau en étudiant Platon et Leibniz, ç’a été en lisant les textes eux-mêmes, sans m’embarrasser des interprètes. Toutefois, je lirai le Commentaire de Vaihinger pour faire mon article. Naturellement, je ne prétends pas « réfuter » l’Esthétique transale, mais seulement lui opposer les théories modernes ; je m’inspirerai largement de votre livre, et le citerai aussi souvent qu’il le faudra.
Pour l’arbitrage, nous sommes d’accord. Le nouveau traité est un germe, qu’il dépend de la bonne volonté des deux pays de faire fructifier. Et surtout, c’est un exemple. Un bel exemple aussi est celui de lord Alverstone, dans la question canadienne. Oui, tout cela est un succès, un progrès de l’idée de justice. — L’idée de la langue internationale fait aussi des progrès ; sir William Ramsay se déclare favorable, il m’a écrit à ce sujet. D’autre part, M. Mascuraud, président du Comité Républicain du commerce, qui reçoit en ce moment à Paris les délégués de la City of London Intal commercial Association, nous a promis de leur parler de notre projet. J’espère qu’il réussira à les y intéresser.
J’arrive à votre livre, car je n’ai pas fini de vous en parler. Je vous crois sur parole au sujet de la contradiction. La solution que j’entrevoyais m’était suggérée par le simple « bon sens ». Mais que pensez-vous de cette autre solution, qui consisterait à ne pas admettre la classe de toutes les classes, ou de toutes les propositions ? Il me semble qu’une telle classe n’est jamais fermée, jamais complète, et qu’on peut toujours lui ajouter un nouveau terme : c’est en quelque sorte l’infini véritable, au sens où les adversaires de l’infini mathématique l’entendent (c. à d. indéfini, indéterminé). Vous dites que la contradiction reparaît au sujet de V, « classe complèteb de tout ce qu’il y a ». Mais je me souviens que Schröder(1) a mis en garde contre les contradictions qui naissent lorsqu’on conçoit la classe 1 d’une manière générale et vague. Il faut la restreindre à l’univers du discours, qui doit toujours être une classe définie (d’ailleurs variable suivant les problèmes). Cela revient, je crois, à votre théorie des types. Je vois bien que vous répugnez à admettre cette solution ; mais je voudrais savoir les raisons logiques de cette répugnance, pour voir si elles sont insurmontables.
J’ai encore quelques points à discuter. 1° Je n’aime pas la conception du nombre cardinal comme classe de classes ; je préfère la conception du n. c. comme propriété commune de ces classes, parcec que cela répond mieux à l’idée qu’on s’en fait, et évite toute apparence de cercle vicieux. C’est d’ailleurs cette seconde conception que vous fournit le principe d’abstraction, et je ne vois pas pourquoi vous ne vous en contentez pas. Je crois que c’est pour assurer l’existence du n. cardinal ; mais cette existence me paraît également assurée dans les deux conceptions.
2° Vous n’avez pas formellement prouvé, ce me semble, la théorie absolutiste de l’espace et du temps ; elle n’est prouvée que par la réfutation de la théorie relativiste. Peut-être, après tout, n’y a-t-il pas d’autre moyen de la prouver. Beaucoup de démonstrations mathématiques (et les plus probantes) se font par l’absurde ; et, comme l’a remarqué Leibniz, toutes les démonstrations sont des réductions à l’absurde (Inédits, p. 184).
3° Vous dites quelque part que la grandeur n’est pas un objet des mathématiques pures. Je n’ai pas bien compris pourquoi. Je crois qu’il s’agit de la grandeur (magnitude), non des quantités concrètes, qui naturellement ne peuvent être l’objet que des math. appliquées. Il me semble que l’idée de grandeur se constitue entièrement avec des relations d’ordre ; elle est donc pure, bien que dérivée.
4° Enfin, pourquoi niez-vous la réalité physique de la vitesse et de l’accélération ? Parce que ce sont des limites de rapports d’infiniment petits, ce ne sont pas des rapports d’infiniment petits, vous l’avez dit vous-même ; donc, bien que les inf. petits n’aient pas d’existence physique (ni mathématique), la vitesse et l’accélération peuvent en avoir une. Cela serait d’accord avec le sens commun, qui comprend parfaitement la vitesse, et aussi l’accélération (vitesse de variation) sans en connaître la définition mathématique. Tout le monde sait et sent qu’une voiture, un cycle, un tramway, un train, va plus ou moins vite ; tout le monde comprend ce qu’est un tournant brusque (c. à d. une forte courbure), tout le monde dit qu’un tram électrique démarre vite, c. à d. acquiert vite une certaine vitesse, c. à d. une grande accélération, etc. C’est comme la longueur d’une courbe, dont tout le monde a l’idée confuse, bien qu’on ne puisse la définir que par le calcul intégral, comme limite d’une somme, et non comme somme d’infiniment petits. Quel inconvénient voyez-vous à accorderd une existence physique à ces grandeurs, du moment qu’elles sont susceptibles d’une définition mathématique logiquement correcte ? Je crains que vous ne vous embarrassiez de difficultés imaginaires. La vitesse révèle sa réalité physique dans le choc, dont les effets sont proportionnels à la force vive ; l’accélération se révèle de même physiquement par la force, ou (ce qui revient au même) par la force d’inertie, qu’on peut constater et mesurer par un ressort, un fil de caoutchouc, etc. Je ne vois pas de raison logiquee pour ne pas admettre la réalité de ces grandeurs, à moins qu’on n’admette l’existence d’aucune grandeur, ce qui serait un idéalisme mathématique stérile.
Excusez-moi de vous importuner de ces questions, et prenez votre temps pour y répondre. Je ne voudrais pas vous déranger dans votre travail présent. Mais, d’autre part, je voudrais vous mieux comprendre, pour mieux exposer et faire valoir vos théories. Vos explications ne seront pas perdues, car elles passeront (plus ou moins explicitement) dans mes articles.
En attendant de vos nouvelles, je vous souhaite bonne santé et l’heureuse continuation de vos travaux, et vous prie de me croire votre cordialement dévoué
Louis Couturat
P. S. Ne vous étonnez pas de la grosseur de notre Histoire de la L. U. : j’y ai travaillé pendant près de 2 ans (j’ai commencé en septembre 1901) et cela m’a occupé pendant l’impression de mes Inédits de Leibniz, qui n’était plus qu’une besogne matérielle. Au surplus, c’était un travail relativement facile, ne demandant que du soin, mais pas de grands efforts de réflexion ni de longues méditations. Il nous a instruits les premiers ; puisse-t-il en instruire beaucoup d’autres, et leur épargner la lecture de tous les livres que nous avons compulsés !
