BRACERS Record Detail for 53208

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Collection code
RA3
Recent acquisition no.
422
Box no.
6.51
Source if not BR
La Chaux-de-Fonds Bib.
Recipient(s)
BR
Sender(s)
Couturat, Louis
Date
1903/10/12
Form of letter
ALS(X)
Pieces
4
Transcription

LOUIS COUTURAT TO BR, 12 OCT. 1903
BRACERS 53208. ALS. La Chaux-de-Fonds Bib., Suisse. Russell–Couturat 1: #111
Edited by A.-F. Schmid


Biarritz,
le 12 octobre 1903.

Cher Monsieur,

J’ai bien reçu votre intéressante lettre du 5 oct. et je vous en remercie. Pour l’impérialisme et le protectionnisme, je serais d’accord avec vous ; je n’en parlerai donc pas, en souhaitant comme vous l’échec de Chamberlain. J’ai appris avec une grande joie la nouvelle d’un traité d’arbitrage anglo-français. Cela me paraît si beau que j’ai peine à le croire ; les diplomates auront sans doute fait leur possible pour en diminuer la portée. Néanmoins, c’est un fait moral considérable, un grand exemple donné, et il fera grand honneur aux deux nations. Le succès des idées pacifiques me donne confiance dans le succès de notre entreprise pour la langue internationale, analogue à l’autre, et longtemps considéréea comme chimérique, elle aussi.

Je n’ai rien à objecter aux idées fort justes que vous émettez touchant le rôle et la valeur de l’intuition et de l’évidence en Logique. Et pourtant, plus j’y réfléchis, plus je suis effrayé et scandalisé de la complication et du caractère artificiel de vos principes logiques (exemplesb : les définitions du produit logique, dec la négation, de l’addition, et le principe de réductiond). Et je me dis ceci : ces principes sont, par hypothèse, les fondements, non seulement du raisonnement mathématique, mais de tout raisonnement ; ce sont les nerfs de la pensée, comme disait Leibniz. J’admets encoree qu’on les ait employés inconsciemment pendant des siècles ; mais ce que j’ai peine à croire, c’est que, le jour où on nous les révèle, ils ne nous frappent pas par leur clarté et leur simplicité, et nous rebutent plutôt par leur complexité cabalistique. Je comprends que des axiomes en apparence évidents se réduisent par analyse à des principes plus simples (par exemple j’admettrais la réduction du pr. du syllogisme, proposée par Leibniz) ; mais je ne comprends pas que des principes simples (au moins en apparence) se déduisent de principes plus complexes et d’une évidence bien moindre, pour ne pas dire paradoxaux. Et alors un doute me vient touchant votre méthode. Elle consiste à pousser à bout la réduction des principes en formules. Mais ce formalisme a des limites, vous êtes obligé vous-même de l’avouer à propos du 4e principe (chapitre II). Et en effet, avant d’écrire la 1e formule, il faut bien définir verbalement les 1ers symboles dont on se sert. Dès lors, je me demande si le formalisme a une importance fondamentale, et s’il mérite qu’on lui sacrifie l’évidence. En d’autres termes, à desf principes réduits en formules je préférerais des principes énoncés verbalement, mais plus clairs. D’ailleurs, tout dépend des symboles choisis comme premiers et indéfinissables (c. à d. définis uniquement en mots) : par exemple, le système des principes changerait du tout au tout si l’on prenait pour indéfinissable l’égalité logique au lieu de l’implication, ou si l’on prenait pour indémontrables les principes du milieu exclu et de la double négation au lieu du principe de réduction. Au fond, il y a là la différence et l’opposition entre la méthode mathématique et la méthode philosophique. Par exemple, je préfère prendre comme indéfinissable l’idée de proposition que de la définir par : pp ; car je ne peux pas savoir ce qu’est ⸧ (implique) si je ne sais pas d’abord ce qu’est une proposition. — En somme, pour pouvoir juger de tout cela, il faut attendre votre 2e volume, où se trouvera la démonstration formelle. Mais vous avez sans doute dû essayer bien d’autres systèmes de prémisses avant de choisir celui-là. Pourriez-vous me donner un extrait ou un aperçu de vos recherches en ce sens, sans y perdre trop de temps, par ex. en me communiquant des brouillons laissés ensuite de côté ? Vous devinez avec quelle impatience j’attends votre 2e vol. Va-t-il bientôt paraître ? Pourriez-vous m’en communiquer des épreuves ? — Je crois que, dans mon compte-rendu, je laisserai de côté la partie logique (Part I) de votre ouvrage, pour insister sur les parties mathématiques, qui me satisfont pleinement, et où je n’ai qu’à approuver. C’est déjà une ample matière, qui remplira probablement plusieurs articles. Je voudrais en effet vulgariser autant que possible ces doctrines nouvelles, si peu connues en France des philosophes et des mathématiciens (avez-vous vu l’article du jeune Boutroux dans le n° de sept. de la Revue de Métaph. ?). Certes, ilg serait désirable que votre livre fût traduit en français (ou en langue internationale, quand nous en aurons une). Mais, outre qu’il m’est impossible d’entreprendre une pareille tâche, je crois que votre ouvrage serait peu lu et peu compris, à cause de son aridité. Il vaudra mieux pour lui que je m’en fasse le commentateur. Peut-être même pourrais-je en publier sous forme de livreh une sorte de résumé populaire, accessible aux profanes, j’entends aux gens non initiés à la Logique moderne. Cela dépendra du temps que j’aurai.

Pour la contradiction que vous avez trouvée dans la Logique, il me semble que la solution la plus natuelle consiste à soutenir qu’une classe ne peut pas être membre d’elle-même, c. à d. à distinguer toujours, comme Peano, x et ιx, même quand x est une classe. Cela est d’ailleurs conforme à la théorie des nombres cardinaux, où l’on voit que le nombre des sous-classes d’une classe formée de n éléments est 2n, toujours plus grand que n. Or la classe elle-même est une de ses sous-classes, mais non un de ses éléments. On peut écrire : xx, mais non : x ε x. Je suis donc disposé à admettre la théorie des types logiques. Il me semble également qu’il n’est pas nécessaire que toute fonction propelle détermine une classe, ce qui est encore un moyen de résoudre la contradiction. — Vous dites que cette contradiction vous a ramené à la conception des classes en extension : j’en suis bien aise, car cela atténue la divergence entre nous, indiquée p. 66. Je vous avoue que je ne vois pas bien comment la conception de l’extension peut empêcher d’admettre la classe nulle, et obliger à identifier la classe singulière à son terme unique. On peut toujours concevoir une sorte de réceptacle idéal où l’on met un objet, ou même aucun (comme cas-limite). Tout le monde comprend qu’un porte-monnaie où il y a 0 fr. 0 cent. est un porte-monnaie vide. Je serais bien aise de savoir si vous avez changé d’avis sur cette difficulté, que vous objectiez auparavant à la conception de l’extension. J’aurais encore bien des choses à vous dire, mais je les réserve pour d’autres lettres, car j’ai à vous parler d’affaires. Nous vous envoyons un exemplaire de notre Histoire de la Langue universelle, comme remerciement pour l’aide que vous nous avez prêtée. J’espère que vous aurez le temps d’en lire les principaux Chapitres, la Préface et la Conclusion. Nous serions heureux que cette lecture pût vous suggérer quelques réflexions (d’ordre logique, par ex.) que vous publieriez dans quelque Revue philosophique ou littéraire. Mais, bien entendu, si vous en avez le temps et le goût.

— Autre chose : je vous ai déjà parlé du n° que la Revue de Métaph. veut consacrer à Kant en mars prochain. Ce sera un n° international, comme celui de Descartes. Je suis chargé de vous inviter à y collaborer. Je me permets d’insister sur cette invitation, car je crois que vous pourriez sans peine rédiger un article très intéressant et très utile sur Kant jugé au p. de vue de la Logique et de la Math. modernes. Les éléments de cet article se trouvent épars dans votre ouvrage ; il suffirait de les ordonner. Il y a toutefois un point (signalé par vous-même, p. 458) oùi ilj auraitk besoin d’être complété : c’est la thèse kantienne selon laquelle notre espace réel est déterminé a priori comme forme pure de notre sensibilité. Vous avez réfuté sa conception intuitionniste de l’Arithmétique, et sa conception synthétique de la Géométrie pure, mais non sa théorie del l’esthétique transcendentale. Vous devez avoir quelque chose à dire sur ce sujet, qui sort du plan de votre livre.

— Enfin, on m’a demandé récemment votre adresse pour vous inviter au prochain Congrès de philosophie, qui se tiendra à Genève au commencement de septembre 1904. J’espère que vous pourrez répondre à cette invitation. Mais, bien entendu, j’insiste surtout pour Kant, qui est d’ailleurs plus pressant.

Je termine mes vacances à Biarritz ; nous nous reposons et distrayons en faisant de la bicyclette et de la photographie. Nous espérons que la santé de Madame Russell est bien rétablie, et que vous avez passé de bonnes vacances. Nous faisons tous nos vœux pour votre bonheur à tous deux. Croyez-moi, cher Monsieur, votre cordialement dévoué

Louis Couturat

Notes

a[l’ait] b[par exemple de]{exemples :} c[de celle] d{et le principe de réduction} e{encore} f[entre]{à des} au-dessous de la ligne g[je vous] h[faire]{publier sous forme de livre} i[qu] j[elles]{il} au-dessous de la ligne k[en] l[conception]{théorie de l’} au dessous de la ligne

Publication
Schmid, Russell—Couturat 1: #111
Permission
Everyone
Transcription Public Access
Yes
Record no.
53208
Record created
Aug 23, 1993
Record last modified
Nov 26, 2025
Created/last modified by
blackwk