LOUIS COUTURAT TO BR, 27 MAR. 1902
BRACERS 53191. ALS. La Chaux-de-Fonds Bib., Suisse. Russell–Couturat 1: #94
Edited by A.-F. Schmid

le 27 mars 1902.

Cher Monsieur,

Je viens de vous envoyer, recommandé, le livre de M. Dassen : vous le lirez sans doute facilement. J’y ai joint un tirage à part de mon article de la Revue de Métaph. afin que vous ayez à part le morceau inédit qu’il contient (j’ai corrigé 2 ou 3 petites fautes).

Je suis très content de savoir que mon livre sera analysé et critiqué par vous dans le Mind. Je ne me plaindrai pas, au contraire, que Leibniz tienne^a plus de place que moi dans votre article, attendu que mon œuvre (à la différence de la vôtre) est exclusivement historique. Naturellement, je suis très heureux que vous vous ralliiez à mon interprétation sur un point fondamental : car ce n’est évidemment pas sans de bonnes et convaincantes raisons que vous avez pu^b changer d’opinion. Je suis bien aise de savoir quel texte a déterminé votre conversion : chose curieuse, c’est un de ceux que j’ai rapportés de mon second séjour à Hanovre, de sorte que je ne m’en suis pas servi dans mon livre ; et je n’en ai pas eu besoin. Cela prouve, entre parenthèses, combien il est nécessaire de publier tous les inédits de Leibniz, même ceux qui semblent répéter des choses^c déjà connues : puisque tel texte fait la lumière là où tous les autres textes analogues laissaient subsister un doute. (Vous feriez bien de dire cela dans votre article, car je crains fort que la future édition ne soit encore qu’un choix, ce qui serait déplorable, n’est-ce pas ?) Je me félicite d’autant plus de votre conversion, que, dans la séance de la Société de Philos. de février, où l’on a discuté les thèses dont je vous ai envoyé le programme, on a invoqué contre moi votre théorie des jugements d’existence synthétiques ; à quoi j’ai répondu en disant que je n’avais pas à discuter votre ouvrage, puisque vous n’étiez pas là pour répondre, et que j’avais discuté la question directement avec vous.

Vous avez assurément raison de penser 1° que le principe de raison n’est pas une conséquence du principe de contradiction, et 2°^b qu’il est synthétique : mais je ne sais pas si l’on peut conclure logiquement 2° de 1°. En effet, on doit appeler analytique, à présent, ce qui se déduit des principes de la Logique formelle, dont le principe de contradiction n’est qu’un ; de sorte qu’une vérité peut être analytique sans pourtant se déduire du seul principe de contradiction (qu’on a longtemps regardé à tort comme l’unique^e principe logique).

Pour le principe de continuité, Leibniz le considérait certainement comme un corollaire du pr. de raison ; et je crois qu’en cela il se trompait. Je ne connais pas deux textes où il propose une déduction en forme. Mais voici comment je me représente le passage qui s’est fait dans son esprit de l’un à l’autre, d’une part, le pr. de symétrie, corollaire du principe de raison, dit : Les données^f étant les mêmes, les conséquences doivent être les mêmes. D’autre part, le pr. de continuité sous sa forme la plus générale (pr. d’ordre) s’énonce : Datis ordinatis etiam quaesita esse ordinata. Il y a une analogie entre les deux formules, et L. a cru pouvoir passer de l’une à l’autre (peut être en invoquant inconsciemment le pr. de continuité lui-même). L’ordre dans les données doit être la raison (la cause) de l’ordre dans les conséquences, et si les données se rapprochent indéfiniment, les conséquences doivent se rapprocher indéfiniment, sans quoi, à la limite, il y aurait dans les conséquences une différence finie sans raison.

— Je suis extrêmement curieux de connaître votre travail de reconstruction logique des mathém. Certes, c’est bien conforme à l’esprit de Leibniz, à ses tendances et à ses projets constants. J’attends beaucoup de la Logique des relations qui est la vraie logique de l’avenir.

Je vous remercie beaucoup d’avoir intéressé le Prof. James Ward à la L. I. Je vais lui envoyer nos papiers avec un petit mot, pour le prier de faire un peu de propagande. Nous commençons à avoir des adhérents et même des propagateurs actifs à l’étranger (Allemagne, Italie, Autriche, même en Angleterre : M. George Henderson, auteur de divers projets de L. I.).

Veuillez présenter mes hommages à Madame Russell, avec les meilleurs souvenirs de ma femme, et croire toujours à mes sentiments cordiaux et bien dévoués.

Louis Couturat

Notes

^a[y] ^b{pu} brature ^c{1°} ^d{2°} ^e[le seul]{l’unique} au-dessous de la ligne ^f[Datis]