BRACERS Record Detail for 53168
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LOUIS COUTURAT TO BR, 3 JAN. 1901
BRACERS 53168. ALS. La Chaux-de-Fonds Bib., Suisse. Russell–Couturat 1: #71
Edited by A.-F. Schmid
7, rue Nicole, Paris. V.
le 3 janvier 1901.
Cher Monsieur,
Vous avez dû recevoir, en guise d’étrennes, la dernière épreuve de la dernière feuille de votre livre, qui décidément ne paraîtra qu’au XXe siècle, quoi que j’aie dit à M. Gauthier-Villars. Vous avez dû recevoir aussi mon petit article sur le Congrès, qui n’est qu’un extrait et un résumé du compte-rendu complet, mais dont le P. S. contient quelques indications nouvelles sur la langue internationale (je dis internationale plutôt que universelle, parce qu’il y a des imbéciles qui croient que nous voulons une langue unique pour tous les peuples, et cela fait naturellement beaucoup de tort à notre projet). Ce P. S. répond en partie à ce que vous m’écrivez au sujet de Peano. Sur le symbolisme de Peano, je crois que nous différons moins d’avis que vous ne semblez le croire. Je ne méconnais nullement l’intérêt des travaux de l’école italienne sur la Logique des mathématiques ; mais je ne crois pas que symbolisme employé ait une grande utilité, ni qu’il soit essentiel et indispensable. D’autre part, au point de vue de la Logique formelle, je le trouve incommode ; et en Mathématiques, je n’y vois guère qu’une sténographie permettant d’écrire brièvement les formules, mais sous une forme horriblement obscure et compliquée, pour tout dire, illisible. Si vous lui trouvez des avantages que je ne vois pas, je vous saurai gré de me le dire, car votre opinion aura un grand prix pour moi.
— Quoi qu’il en soit, j’estime qu’il faut dissocier complètement ces deux choses : un symbolisme logique, comportant un algorithme et supposant l’analyse des pensées, d’une part ; et d’autre part, une langue universelle, rendant exactement tous les services de nos langues parlées et écrites. L’erreur de Leibniz a été de les confondre (au moins à l’origine ; car depuis 1678, il étudie la Langue universelle à part du Calcul logique). L’analyse complète des idées, qu’il rêvait, était une chimère, car elle suppose que tous les concepts sont formés par multiplication logique au moyen de qques concepts simples (pourtant, Leibniz avait, grâce à Jungius, l’idée d’une Logique des relations). Maintenant, rien n’empêche la Langue universelle de s’inspirer, dans la mesure du possible, des progrès de la Logique, et des principes que vous énoncez (pas d’inflexions ; pas de différence entre les substantifs et les adjectifs) après Leibniz, vous le savez. Mais jamais une langue, un organe verbal, oral, linéaire, ne pourra servir d’instrument logique et analytique précis. C’est un instrument vulgaire, exotérique, grossier, je vous l’accorde, mais universel : c à d. qui traduit, grosso modo, toutes nos pensées. Sans doute l’Algèbre4 de la Logique traduit mieux une certaine catégorie de pensées ; mais je vous répondrai que la musique en traduit mieux une certaine autre, et ainsi de suite. Ce n’est pas une raison pour tout mettre en musique, jusqu’aux théorèmes de Géométrie. De même il ne faut pas espérer réduire, avant longtemps, ni peut-être même jamais,a toutes nos pensées à une Algèbre ; or, en attendant, il faut vivre, et ce n’est pas avec le symbolisme Peano que je pourrai commander mon repas à l’hôtel ou me débrouiller dans une gare de chemin de fer. La Langue universelle sera bonne à tout, aux usages scientifiques comme aux besoins de la vie courante ; et par là elle a une très grande utilité, et un domaine d’applications infiniment plus vaste que n’importe quelle Algèbre. Ce n’est pas deux ou trois langues étrangères, mais cinq ou six au moins, qu’elle dispenserait d’apprendre (comptez seulementb les langues scandinaves et slaves). Vous avez raison de dire qu’il faudrait la faire adopter aux Russes, aux Danois, etc. Mais pour cela (bien que la moitié des Espérantistes, par ex. et l’auteur lui-même, soient Russes) il faut que les peuples occidentaux suivent le mouvement, s’ils ne le mènent pas (car notez bien ceci : les peuples qui prendront l’initiative auront toujours quelque avantage, si impartial qu’on soit, et si neutre que doive être le vocabulaire). Sans cela, les Russes ne marcheront pas tout seuls, par amour-propre national. Voyez Vassilief, qui veut nous imposer 5 ou 6 langues scientifiques (parmi lesquelles le russe, évidemment !)
Quoi qu’il en soit, je vous remercie de vous intéresser à notre projet, etc d’y être favorable : plus vos compatriotes paraissent devoir être réfractaires (au début du moins), plus il importe de faire de la propagande. Insistez surtout sur le principe, sur le caractère neutre et désintéressé de notre entreprise. Il est bon de citer l’Esperanto, mais à titre d’échantillon, et non comme la langue future et définitive. Il faudra tenir compte des objections qu’il pourra suggérer, pour tâcher de le perfectionner. Mais, à mon avis, c’est déjà une langue fort commode, qu’on devra prendre pour modèle et pour base. Si vous avez besoin de brochures semblables à celled que je vous ai envoyée, vous n’avez qu’à me les demander.
— Les erreurs que vous me signalez dans Cantor me paraissent fort intéressantes, mais je suis bien loin de ce sujet, et, plongé dans Leibniz, je n’ai pas le loisir de l’étudier. L’infini prête si aisément aux paralogismes ! Burali-Forti a prétendu démontrer que, dans les types d’ordre, il est faux d’affirmere :
(a = b) È (a < b) È (a > b)
et que par suite ils ne forment pas une classe bien ordonnée. Son raisonnement est plus spécieux que probant.(1) Je me demande si l’on peut considérer la classe de toutes les classes possibles sans une espèce de contradiction.
— Pour la question : la suite dont tous les termes sont égaux au n. rat. r définit-elle ce nombre r ? vous dites que c’est faux ; cela veut-il dire que la réponse à la question est négative, ou bien que l’affirmative n’est pas démontrée ? Cela m’inquiète fort, tant l’affirmative me paraît évidente.
Je viens de recevoir de M. Lechalas une lettre où il continue la discussion entamée avec vous au Congrès. Il s’étonne d’abord que pour prouver l’« uniformité » de la construction du quadrilatère il faille recourir à la 3e dimension, parce qu’il lui semble que toutes les propriétés intrinsèques d’une surface, du plan en particulier, doivent pouvoir être établies sans référence à une 3e dimension. Ensuite, il n’admet pas que la Géométrie projective suppose une surface (ou un espace) homogène ; parce que cette notion d’homogénéité a un sens métrique (libre mobilité ou courbure constante.) Il remarque que vous définissez l’homogénéité d’une manière négative, comme l’indépendance des propriétés internes d’une figure à l’égard de ses relations externes ; or, selon lui, tous les espaces jouissent de cette propriété. En somme, il distingue cette homogénéité projective de la vraie homogénéité métrique, et soutient qu’une surface ou un espacef peut être projectivement homogène (et même que toutes les sont) sans être métriquement homogènes.g
Je vois bien à peu près ce qu’on pourrait lui répondre ; mais cela me demanderait un effort de pensée et surtout du temps. Vous à qui ces questions sont familières, et qui savez mieux que personne comment soutenir vos thèses, vous seriez bien aimable, si cela ne vous ennuie ou dérange pas trop, de m’écrire ce que vous répondriez à ces objections (de préférence sur un papier à part, que je pourrais transmettre à M. Lechalas). Si vous craignez d’éterniser une discussion qui vous paraît oiseuse, je vous dirai que M. Lechalas est un discuteur assez tenace (comme nous tous),h mais d’une parfaite bonne foi, et qu’il se rendra à vos raisons si elles lui paraissent convaincantes.
Nous vous sommes très reconnaissants, ma femme et moi, de votre aimable invitation ; mais plus j’avance, plus je me convaincs qu’il nous sera impossible de nous déplacer au mois de février. Ma Logique de Leibniz, que j’ai dû refondre entièrement, n’est pas encore terminée, et j’ai hâte de la faire imprimer. Dès qu’elle le sera, nous partirons pour Hanovre (en mai par ex) et si nous allions en Angleterre, ce ne pourrait être qu’au retour ; mais il est probable que je serai trop pressé. Songez que je vais faire imprimer avant Pâques le tome III du Congrès, et que j’ai toujours l’intention d’écrire une Logique algorithmique en 2 volumes.
En tous cas, nous espérons vous revoir bientôt, d’une façon ou d’une autre, d’un côté ou de l’autre du « Canal ». En attendant, nous vous envoyons (un peu tard) nos meilleurs vœux pour l’an et pour le siècle nouveaux, et vous prions, ainsi que Madame Russell, d’agréer l’expression de nos sentiments bien cordiaux.
Louis Couturat
P. S. J’oublie de vous annoncer que nous allons fonder une Société française de philosophie. A bientôt des détails ; vous en serez membre correspondant, s’il vous plaît.
2e P. S. Je vous envoie un échantillon de nos nouveaux timbres ; ils sont encore plus laids que les anciens. J’en suis honteux ... mais moins que de l’Amnistie !
Notes
a{ni peut-être jamais} b{seulement} au-dessous de la ligne c[de] d{me} au-dessous de la ligne e[de dire] f{ou un espace} gsic h{comme nous tous}
(1) Una questione sui numeri transfiniti, ap. Rendiconti del Circolo matematico di Palermo, 28 mars 1897 (t. XI). Je peux vous prêter l’article, si vous le désirez.
