BRACERS Record Detail for 53149
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Review of A.N. Whitehead.
LOUIS COUTURAT TO BR, 24 DEC. 1899
BRACERS 53149. ALS. La Chaux-de-Fonds Bib., Suisse. Russell–Couturat 1: #52
Edited by A.-F. Schmid
Paris, 7, Rue Nicole.
24 décembre 99.
Cher Monsieur,
Je regrette beaucoup de n’avoir pu répondre plus tôt à votre dernière lettre. Elle m’a vivement intéressé et touché. Je comprends parfaitement votre état d’esprit, et j’y compatis sincèrement ; je n’ai pour cela qu’à me rappeler les angoisses patriotiques que nous avons traversées depuis deux ans. Que votre patriotisme, presque inconscient en temps ordinaire, se soit réveillé et exaspéré à la nouvelle des revers de vos armes, c’est là un phénomène psychologique bien connu, et c’est un sentiment très légitime et très respectable. Nous admirons tous (quelle que soit notre opinion sur les droits ou les torts des deux nations) le sanga froid et le courage avec lequel l’Angleterre supporte ces échecs, et la résolution enthousiaste et calmeb à la fois avec laquelle elle se prépare à les réparer. Nous reconnaissons là les qualités maîtresses de votre nation, celles que nous admirons et envions le plus, sans doute parce qu’elles nous manquent, et qui ont fait sa gloirec et sa grandeur dans l’histoire (p. ex. à Waterloo).
Ce qui est peut-être moins respectable, et en tout cas moins sympathique, c’est l’impérialisme, dont vous analysez fort habilement les raisons historiques et philosophiques. La philosophie dont il s’inspire ou plutôt se masque nous est particulièrement odieuse : c’est, au fond, dépouillé de tous les sophismes historiques, évolutionnistes et sociologiques, la morale du plus fort, la maxime bismarckienne : La force prime le droit. C’est la consécration immorale et cynique du succès, l’adoration du fait accompli, de la force brutale ; c’est encore la maxime jésuitique : La fin justifie les moyens.
Cela aussi, malheureusement, fait partie de vos traditions nationales ; or,d pratiquement, cela se traduit par un chauvinisme égoïste et agressif, une soif insatiable de conquête et de domination, qui peut bien évoquer le souvenir glorieux (mais peu enviable) de Rome, mais qui provoque nécessairement l’antipathie et la défiance des autres nations. Ce jingoïsme, ce patriotisme de café-concert, qui sévit chez vous comme chez nous, et dont M. Chamberlain est le représentant et l’idole, est évidemment dangereux pour la paix du monde, et peut-être aussi pour les pays qui s’y laissent aller. Vous savez mieux que moi avec quelle maladresse M. Chamberlain a su mécontenter à la fois les prétendus ennemis à qui il adressait des menaces, et les prétendus amise qu’il comblait de flatteries. Je crois que l’Angleterre fera bien de se débarrasser d’un ministre aussi compromettant, et aussi, de renoncer à la politique qu’il préconise. Je souhaite que la suite des événements ne vous oblige pas à le regarder comme un de cesf hommes néfastes qui lancentg leur pays « d’un cœur léger » dans de ruineuses aventures, et que l’excès même de l’impérialisme n’aboutisse pas à la perte ou à la diminutionh de cet empirei dont vous êtes si justement fiers.
En un mot, je crois qu’il faut bien distinguer le patriotisme du chauvinisme, qui lui est absolument contraire, et que les « intellectuels » surtout doivent développer le premier et combattre le second, au lieu de se laisser entraîner aux passions aveugles et brutales de la foule. Le vrai patriotisme est essentiellement pacifique et respectueux du droit de tous, même des ennemis : il désire sans doute que la patrie soit forte, mais surtout et avant tout qu’elle soit juste, et il met l’honneur de son pays dans la justice bien plus que dans la gloire vaine et éphémère des succès militaires. Enfin il doitj préférerk aux triomphes peu glorieuxl de la force l’estime et la sympathie des autres nations, sans quoi la puissance la plus redoutable est fragile et instable : on ne fonde rien de durable par la violence.
Dans ces dispositions d’esprit, les vrais patriotes de tous les pays peuvent et doivent s’accorder et sympathiser ensemble, et, loin d’exciter leurs nations respectives à des luttes stupides et barbares, les faire collaborer au progrès pacifique de l’humanité.
— Un mot encore à propos des journaux : il paraît (et mon ami Halévy me confirme le fait) que vos journaux ont bien soin de recueillir dans les nôtres tout ce qui peut exciter votre indignation et votre haine, et de passer sous silence, au contraire, les articles tout aussi défavorables, violents et hostiles qui paraissent en Allemagne et en Russie.(1) Je vous laisse le soin de juger de pareils procédés ; mais il faut que vous sachiez la vérité, toute la vérité, si désagréable qu’elle puisse être, pour que vos compatriotes ne se fassent pas de dangereuses illusions sur l’opinion européenne, et ne croient pas à une malveillancem spéciale de notre part.
Je n’ai pas besoin de vous dire que je travaille toujours avec le même zèle à l’impression de votre traduction. Malheureusement Gauthier-Villars y procède avec une lenteur désespérante : je suis parfois 18 jours sans recevoir d’épreuves, et je n’ai pas reçu d’autres secondes épreuves que vous. L’autre jour, on m’a renvoyé en duplicata le placard 13, que j’avais depuis longtemps corrigé ; il s’était perdu, paraît-il, de sorte que j’ai dû le corriger à nouveau. M. Cadenat m’envoie ses épreuves, mais avec très peu de corrections ; j’en trouve encore beaucoup à faire, de petites retouches de style très délicates et très minutieuses. Nous sommes arrivés au § 89 avec le 21e placard ; cela fait environ 126 pages pour la moitié de votre livre. Il sera fort bien imprimé, et, j’ose le dire, mieux traduit que la plupart des ouvrages analogues ; mais on y aura mis le temps !
— Je pense comme vous sur la réponse de M. Poincaré ; elle fait parfaitement ressortir l’nénormité de ses principes ; vous l’avezo amené et contraint à avouer et à formuler ses postulats nominalistes ; lap discussion n’est plus possible, et d’ailleurs est inutile, car elle a abouti au résultat désirable: mettre en évidence le fond des deux thèses opposées.q
Permettez-moi, cher Monsieur, de vous envoyer nos meilleurs vœux de Christmas, pour vous et pour Madame Russell, et de vous témoigner, en cette occasion, ma sincère et cordiale sympathie.
Votre dévoué
Louis Couturat
P. S. Vous avez dû enfin recevoir les exemplaires de la Revue. Nos excuses pour ce long retard. J’ai envoyé à M. Whitehead celui que j’avais reçu. Le compte-rendu du livre de M. Whitehead est assez long : il ne paraîtra qu’en mars.
(1) Et même en Italie, depuis quelques jours : on cite le Corriere della Sera et le Mattino.
Textual Notes
- a
sang [calme]{sang froid}
- b
calme [froide]
- c
gloire [son honn]{sa gloire}
- d
or [et]{or,} au-dessous de la ligne
- e
amis [alliés]{amis} au-dessous de la ligne
- f
ces {de ces} au-dessous de la ligne
- g
lancent [« au]{qui}
- h
diminution {ou la diminution} au-dessous de la ligne
- i
empire point supprimé
- j
doit [« au]{qui}
- k
préférer [rechercher]
- l
glorieux {peu glorieux} au-dessous de la ligne
- m
l malveillance [hostilité]{malveillance}
- n
l’ [es]
- o
l’avez [l’avez]
- p
la [toute]
- q
opposées [en présence]{opposées}
