BRACERS Record Detail for 53233

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Collection code
RA3
Recent acquisition no.
422
Box no.
6.51
Source if not BR
La Chaux-de-Fonds Bib.
Recipient(s)
BR
Sender(s)
Couturat, Louis
Date
1904/06/01
Form of letter
ALS(X)
Pieces
4
Transcription

LOUIS COUTURAT TO BR, 1 JUNE 1904
BRACERS 53233. ALS. La Chaux-de-Fonds Bib., Suisse. Russell–Couturat 1: #136
Edited by A.-F. Schmid


Villa Graziella, Bois le Roi
(Seine & Marne)
1er juin 1904.

Cher Monsieur,

Vous faites si bon accueil à toutes mes remarques, et vous y faites des réponses si justes et si instructives, que je continue à vous faire part de mes réflexions. Je crois vous avoir dit que Burali-Forti a reconnu s’être trompé au sujet de :

Nc fin = x ɜ [0 ε s : n ε s . ⸧n . n + 1 ε s : ⸧s . x ε s]

précisément, comme vous le dites, parce qu’il a cru que, dans mon énoncé, s n’était pas variable, mais était une certaine classe. Voilà donc un point réglé. — Sur « disjoints », je vous remercie de vos explications, qui me donnent raison. Le malentendu aveca Peano vient de son idée primitive (x ; y), comme vous l’avez bien vu. J’ai eu justement l’occasion d’en parler à M. Burali-Forti. Celui-ci m’a envoyé une lettre-article que je vous transmets confidentiellement en vous priant de me la renvoyer plus tard, car B.-F. pourrait me la redemander. C’est un plaidoyer en faveur de l’idée de fonction contre l’idée de relation, et par suite en faveur des notations Peano contre les vôtres. Je lui ai répondu par des arguments que vous connaissez, puisque je vous les empruntais, notamment par celui-ci : « Vous définissez les relations en extension, comme classes de couples (x ; y) ; or vous introduisez ainsi une idée primitive, et qui implique un ordre, c. à d. une relation, entre x et y ». B.-F. m’a répondu que le couple pouvait se définir sans invoquer l’idée d’ordre, comme suit :

a, b ε Cls . ⸧ . (ab) = ℩Cls ∩ u ɜ [uz ɜ Ǝx ɜ Ǝy ɜ (z ε u . = : x ε a . y ε b)] Df 

(x ; y) = ℩ (ιx ⸵ ιy) Df

d’où il résulte que :

a, b ε Cls . ⸧ . (ab) = (x ; y) ɜ (x ε a . y ε b)

(x ; y) = (x’ ; y’) . = . x = x’ . y = y

— Je lui ai aussitôt répondu que sa 1e définition ne me semblait pas juste, parce que dans (ab) il y a un ordre déterminé (a et b ne sont pas commutables), tandis que dans le 2e membre a et b sont commutables, ou du moins (x ε a . y ε b) , puisque c’est un produit. En un mot, rien ne distingue x de y dans le 2e membre, de sorte qu’on aura (ab) = ba) , et (x ; y) = (y ; x). Il m’a rien répondu jusqu’ici (il y a plus de 15 jours que je lui ai écrit). Je vous fais juge du débat.

Je m’occupe beaucoup de Géométrie en ce moment. J’ai lu d’abord les 2 grands mémoires de Pieri (Turin, 1898, 99). Vous dites que vous n’aimez pas le mouvement en Géométrie : pourtant Pieri reconstruit la Géométrie métrique avec les seules idées de point et de mouvement. On peut remplacer l’idée de mouvement par celle de congruence ; c’est la même chose au fond, seulement l’idée (ou plutôt l’image) du mouvement est plus intuitive et familière. Je remarque du reste que les géomètres italiens se passent le plus possible du mouvement (Veronese, Enriques-Amaldi). Je suis entré en relation avec M. Enriques, par l’intermédiaire de Vailati, et il m’a envoyé 3 de ses mémoires : Sui fondamenti della Geometria projettiva (Rendiconti del Istituto Lombardo, 1894) ; Sulle ipotesi che permettono l’introduzione delle coordinate in una varietà a più dimensioni (Circ. mat. di Palermo, 1898) ; et Sulla spiegazione psicologica dei postulati della Geometria (Rivista filosofica, 1901). Dans ce dernier il expose une théorie fort ingénieuse (qui se trouve aussi dans Questioni riguardanti la Geometria elementare, 1900, dont je viens de faire une petite analyse que je vous enverrai) ; mais à laquelle je fais le reproche d’être une théorie psychologique, c. à d. de supposer l’espace donné tout fait hors de nous. Vous connaissez mes idées sur ce point.

— Ce qui m’a le plus intéressé, c’est la conception de la théorie de l’extension continue, que M. Enriques oppose et superpose tant à la Géométrie projective qu’à la Géométrie métrique. Elle procède de Riemann, de sa conception des multiplicités et de son Analysis situs. Il s’agit par exemple de définir la ligne continue en général, puis la surface continue comme engendrée par une ligne variable, et ainsi de suite. Le résultat le plus important de cette théorie est que, pour pouvoir appliquer les coordonnées à une surface (définie par 2 faisceaux de lignes unisécantes), il faut qu’il y ait un 3e faisceau unisécant par rapport aux deux premiers. C’est une théorie dont je ne trouve pas l’équivalent dans votre ouvrage, et qui me paraît mériter une place dans la philosophie de la Géométrie. Qu’en pensez-vous ? Si vous voulez étudier les mémoires d’Enriques, je vous les prêterai bien volontiers. Pieri s’en est d’ailleurs inspiré dans sa Geometria di posizione, pour l’ordre circulaire à 2 sens inverses des éléments d’une droite projective, pourb la définition de la continuité (N. B. purement ordinale, qui se trouve chez Enriques dès 1894, c. à d. avant les nouveaux mémoires de G. Cantor), et pour la démonstration de ce théorème : Si sur une droite projective on établitc une correspondance biunivoque ordonnée entre le segment AB et un segment A’B’ contenu dans AB, il y a un point double (correspondant à lui-même) dans A’B’ (j’appelle cela le théorème du point double). De ce théorème Enriques déduit, d’une part, le théorème fondamental de la projectivité (Toute correspondance harmonique qui a 3 éléments doubles est identique), et d’autre part ce théorème d’Analysis situs : Si, dans une surface, il y a deux lignes telles que l’une ait des points de chaque côté de l’autre, elles se coupent.

A propos de Pieri (p. 3 de cette lettre), j’ai oublié de vous dire ceci : le mouvement tel qu’il le conçoit n’est pas autre chose qu’une transformation de points en points, c. à d. une relation ou une classe de relations. Il me semble que comme tel il pourrait fort bien entrer dans votre système. D’ailleurs vous y faites bien entrer la Cinématique et la Dynamique. Il est probable que vous avez voulu parler du mouvement physique, du déplacement des corps solides, qui présuppose l’existence de figures congruentes à travers l’espace.

Vous me dites, à propos de Hilbert, que votre opinion coïncide avec la mienne. Or ... je n’ai pas encore d’opinion sur Hilbert ; je crois seulement vous avoir indiqué à titre problématique mon sentiment préalable sur son ouvrage, dont j’ai à peine lu le 1er § ; etd je ne me le rappelle même plus exactement ! Vous seriez bien aimable, à l’occasion, de préciser un peu votre jugement sur Hilbert, de m’en indiquer au moins les points sur lesquels vous partagez « mon opinion », ou plutôt l’opinion que j’ai risquée dans ma lettre, tout simplement pour provoquer la vôtre.

Ce que vous dites à la fin de votre lettre sur la doctrine qui fait dépendre la croyance de la volonté a toute mon approbation et ma sympathie. Je viens justement d’écrire quelques pages hâtives et décousues sur et contre Renouvier : elles ne paraîtront peut-être jamais, car je n’ai pas le temps de les corriger. J’y discute : 1° le préjugé finitiste, la « loi du nombre » ; 2° lee libre arbitre, considéré, soit comme source de connaissance, soit comme principe de la croyance, soit comme fondement de la moralité, de la responsabilité, etc.. Et je conclus que le libre arbitre n’est justifié à aucun de ces points de vue, que la liberté morale est tout le contraire, et que le déterminisme est la condition de la morale aussi bien que de la science. Mais tout cela est informe. Ce serait une apologie du rationalisme contre nos cléricaux, que j’appelle des obscurantistes.

— J’ai lu votre article sur Meinong : je n’y vois pas encore bien clair, soit parce qu’il est très condensé, suivant votre habitude, soit parce qu’il appelle une suite. Je n’ai pas encore commencé à lire Ueber Annahmen, que j’ai pourtant apporté ici. On ne peut pas tout faire à la fois ; moi surtout, je ne peux penser qu’à une chose à la fois. Or je suis plongé dans la Géométrie, et ne veux pas en sortir avant d’en avoir tiré quelque chose, à savoir la matière de mon dernier article. Votre livre me donne bien des « directions » générales, mais il est très abstrait, et il faut que je nourrisse ces formes idéales avec un contenu positif, pour le mieux comprendre moi-même, et pour me faire comprendre ensuite.

Vous ne vous figurez pas à quel point les esprits sont réfractaires aux idées de la Logique moderne. Nous avons disputé pendant 2 heures à la Société de philosophie (Lalande et moi) pour soutenir qu’il n’y a pas d’autre définition que les définitions nominales. Pour la plupart, une définition est l’analyse d’un concept donné ou construit, ou bien même la construction d’un concept. A propos, vous avez dû recevoir une épreuve du Vocabulaire (lettre D) ; avez-vous envoyé vos observations à Lalande ? (vous pouvez aussi me les envoyer, surtout si elles portent sur la Logique).

Croyez-moi toujours, cher Monsieur, votre cordialement dévoué

Louis Couturat

Notes

a[illisible] brature c[fait] d[vous seriez bien aim] e[la liberté]

Publication
Schmid, Russell—Couturat 2: #136
Permission
Everyone
Transcription Public Access
Yes
Record no.
53233
Record created
Aug 23, 1993
Record last modified
Nov 27, 2025
Created/last modified by
blackwk