BRACERS Record Detail for 53219
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LOUIS COUTURAT TO BR, 7 DEC. 1903
BRACERS 53219. ALS. La Chaux-de-Fonds Bib., Suisse. Russell–Couturat 1: #122
Edited by A.-F. Schmid
Paris,
le 7 décembre 1903.
Cher Monsieur,
Je vous remercie des explications que vous me donnez au sujet de la méthode des idéalistes. C’est bien d’ailleurs comme cela que j’avais compris votre pensée. Votre exemple (Aucune P n’est vraie) me rappelle le sophisme d’Epiménide le Crétois. Il est probable que le mode de raisonnement en question permettrait de résoudre les sophismes de ce genre, qui reposent sur une récurrence.
Je regrette que vous ne puissiez écrire à présent un article de philosophie ; mais je ne saurais vous blâmer de prendre part aux discussions politiques et économiques qui intéressent l’avenir de votre pays.
Je continue à analyser votre livre, et cela contribue à me le faire mieux comprendre ; les idées s’éclaircissent en écrivant. Je crois avoir bien saisi le rapport des deux Df. du nombre : la Df cardinale, qui définit tous les nombres cardinaux possibles ; et la Df ordinale (celle de Peano) qui définit, dans l’ensemble précédent, une classe de nombres caractérisés par leur succession, ou par le principe d’induction. Cela sert à montrer la possibilité logique des nombres infinis.
— Seulement, je voudrais avoir un éclaircissement sur le principe d’abstraction. Vous dites (p. 166) que vous avez appliqué ce principe aux nombres cardinaux. Or dans la 2e partie je ne vois pas que vous ayez fait usage de ce principe, puisque vous y définissez le nombre cardinal comme une classe de classes (p. 115, 136). Et pourtant vous dites, dans votre Préface (p. IX), que le principe d’abstraction vous permet de définir les nombres comme classes. C’est ce que je ne comprends pas. Vous n’avez pas besoin de ce principe pour définir par ex. les classes équivalentes (similar(1)) ; et ce principe peut vous servir à déduire d’une classe de classes équivalentes l’idée du nombre cardinal qui est leur propriété commune. Il vous fournit donc les nombres cardinaux comme des entités singulières, et non comme des classes de classes. De même, quand vous l’appliqueza à des quantités égales, il vous fournit la grandeur commune à toutes ces quantités, c. à d. une et identique en toutes. Il semble que vous ayez oublié d’appliquer votre principe au nombre, car vous ne le formulez explicitement que dans la 3e Partie (p. 166, 220) ce qui est un peu tard.
Autre question : Quelle est la valeur et la nature de ce principe ? Ce n’est pas, apparemment, un principe premier, un axiome indémontrable (Pp.). Mais alors, comment le démontrez-vous ? Cela me paraît difficile, car il est éminemment synthétique ; en effet, il fait surgir d’une simple relation entre 2 entités une 3e entité nouvelle. Ecrivons en symboles :
aSb . ⸧ . aRc . bRc
(S sym. et transitive ; R rel. uniforme [many-one]).
On comprend la déduction inverse :
aRc . bRc . ⸧ . aSb (car S = R$\breve R$ )
qui élimine c, mais la déduction directe, qui introduit c (et même le détermine) paraît un peu forte, c. à d. paradoxale.
— Excusez-moi de vous déranger ainsib ; mais j’ai besoin de cet éclaircissement pour mon article sur Kant. — A propos, je crois avoir trouvé ce qu’il veut dire quand il soutient que 7 + 5 = 12 est un jugement synthétique. C’est que l’addition arithmétique n’est pas une addition (ou plutôt multiplication ?) logique des deux concepts 7 et 5 : elle suppose l’addition logique de deux collections ayant respectivt pour nombres 7 et 5. Et ces collections il croit ne pouvoir les trouver que dans une intuition (empirique ou a priori). La thèse ainsi présentée est assez spécieuse, il faut l’avouer, et conforme à votre théorie du nombre. Je vois bien le coin où la synthèse kantienne va se réfugier et se cacher : c’est dans l’idée de collection (ou de classe). Il sera malaisé de l’en déloger.
J’espère que vous pourrez dissiper ces difficultés, comme les précédentes. Je vous en remercie d’avance, et vous prie de me croire
Votre cordialement dévoué
Louis Couturat
(1) Je suis obligé de traduire similar par équivalent, et like par semblable.
