BRACERS Record Detail for 53214
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LOUIS COUTURAT TO BR, 16 NOV. 1903
BRACERS 53214. ALS. La Chaux-de-Fonds Bib., Suisse. Russell–Couturat 1: #117
Edited by A.-F. Schmid
Paris,
le 16 novembre 1903.
Cher Monsieur,
Vous allez trouver que j’ai la tête dure : car à peine vos réponses ont-elles calmé mes doutes sur certains points qu’ils reparaissent sur d’autres, plus graves. Je commence par vous dire sur quels points je me déclare satisfait ou convaincua : 1° sur la notion de V. plus vaste que tout univers du discours et sur la variabilité illimitée des variableb ; 2° sur la vitesse et l’accélération, entant qu’elles n’existent pas dans l’instant ; 3° sur la nécessité de se passer de l’évidence et du sens commun pour trouver les principes logiques et les réduire au plus petit nombre ; 4° sur la légitimité des inférences boiteuses ; 5° sur l’antériorité de la Logique des P sur la Logique des classes (j’avoue que, ayant appris le Calcul logique dans Schröder, j’ai un préjugé pour la Logique des classes). Je suis tout disposé aussi à admettre la nécessité des variables et des fonctions dans la Logique élémentaire, et vos Pp. 2.3.31. Je me demande seulement si l’idée de classe n’est pas plus simple que celle de fonction ; et ce qui me suggère des doutes sur ce point, c’est la contradiction qui résulte de ce qu’on admet qu’à toute fonction correspond une classe. Pour le reste, j’attendrai d’avoir lu Frege pour me faire une opinion. — Un seul mot sur les signes : je comprends bien la distinction de = et de ≡ ; seulement, j’aimerais mieux employer ≡ pour l’identité des individus, et = pour l’équivalence des fonctions ou des classes. Affaire de goût, rien de plus.
Voici maintenant le point capital où je trouve des difficultés. — J’ai commencé à écrire mon analyse de votre livre (je compte en faire 4 ou 5 articles), et à préparer mon article sur Kant, qui serait entièrement inspiré de votre ouvrage. Vous savez qu’il n’y a rien de tel que de rédiger ses idées pour y voir clair. Or, en exposant votre définition de la classe nulle et de la classe singulière, c. à d. du nombre 0 et du nombre 1 (d’où découle sans difficulté la définition de tous les autres No), j’ai été pris de scrupules. J’affirmais que cette définition n’implique aucun cercle vicieux, qu’elle repose uniquement sur les relations d’identité et de diversité, et j’avais même écrit une note pour désavouer les conclusions de mon article Sur une définition logique du nombre (RMM VIII, janv. 1900). Je me suis alors reporté à cet article, pour voir si en effet sesc conclusions étaient ruinées et ses objections réfutées par votre définition, et ... il m’a semblé que non ! C’est dans la Df du nombre 1 que le cercle vicieux est le plus visible. Elle consiste, en somme, à affirmer que, si deux individus appartiennent à la classe a, ils sont identiques ; cet énoncé verbal implique déjà le nombre deux, mais je crois que l’énoncé symbolique l’implique aussi :
x ε a . y ε a . ⸧x,y . x = y
En effet, qu’est-ce que x et y ? Ce sont des individus, dont chacun est nécessairement considéré comme un, sans quoi on pourrait substituer à x (ou à y) plusieurs individus de la classe a. Autrement dit, il faut déjà savoir distinguer un individu de plusieurs. Et il y a plus : il faut savoir distinguer un individu d’un autre, puisque la formule suppose que l’on en considère deux différents (au moins idéalement), x et y.
Je sais bien que vous avez tâché de prouver que one implique seulement any, que le nombre un repose sur l’article indéfini un. Mais je crois que l’article indéfini un implique déjà vaguement le nombre un. Any veut dire : un quelconque ; il contient l’idée de quelconque, mais aussi l’idée d’un. Remontons à la distinction fondamentale de la variable et de la constante. On peut substituer à une variable des valeurs constantes ; mais chacune de ces valeurs constitue un individu, une unité, sans quoi on pourrait substituer à la variable plusieurs valeurs à la fois, ce qui serait absurde. En un mot, l’idée d’unité me semble impliquée déjà dans la relation ε , ainsi que dans les symboles ι et ℩. Qu’est-ce qu’une classe, au point de vue extensif ? Une collection d’individus, dont chacun estd regardé comme une unité élémentaire. Au moins que, comme Schröder, on n’admette comme relation primitive et unique l’inclusion des classes ⸧ , sans s’inquiéter de savoir de quoi elles se composent. Mais cela serait contraire à votre méthode et à celle de Peano, où la relation ε este distincte et indépendante de ⸧ (ou de ⸦ , comme vous l’écrivez).
Peu importe, d’ailleurs, que vous définissiez les classes par les fonctions. Dans l’idée d’une fonction φx, il y a l’idée de la variable, et des valeurs constantes que l’on doit substituer à la variable, et, comme je viens de le dire, chacun de ces valeurs doit être regardée comme une. Toutes les fois que vous posez x variable,f vous pensez un ; toutes les fois que vous posez x, y variables, vous pensez deux, et ainsi de suite. — Vous connaissez d’ailleurs ce raisonnement, qui se trouve déjà, je crois, dans mon Infini mathématique, là où je critique la définition de nombre par la correspondance ou coordination (Zuordnung) de deux ensembles.
Cette difficulté ne paraît capitale, car, si elle est réelle, c’en est fait de votre thèse que la Mathématique repose uniquement sur la Logique. En effet, le grand argument des kantiens est que dans les principes des Math. intervient nécessairement une synthèse, et une synthèse intuitive. Or mon objection découvre la racine de cette synthèse : elle est dans le fait de penser ou d’imaginer un individu, puis un autre individu de la même classe (peu importe qu’on les déclare ensuite identiques ou divers). Cette synthèse n’a pas lieu dans les relations affirmées, mais dans les termes mêmes qu’on se donne. Voilà ce qu’un kantien nous objectera, et je ne sais pas comment y répondre. Vous comprenez à présent mon embarras. Je ne puis écrire mon article sur Kant (où je soutiendrais votre thèse) que si je suis sûr qu’il n’y ait aucun défaut à la cuirasse, aucun joint par où pourrait rentrer la synthèse et l’intuition. Vous savez que je ne demande pas mieux que de vous donner raison, que je voudrais être pour Leibniz contre Kant. Mais il suffit que l’objection précédente soit fondée pour que tout s’écroule. Si le nombre contient un élément intuitif ou extra-logique, si petit qu’il soit, il en sera de même de toute multiplicité, puis des séries et des ensembles, puis de l’espace, du temps, du mouvement. C’est dans l’idée même de multiplicité, de pluralité, que gît le lièvre : comment, dira un kantien, peut-on avoir l’idée de plusieurs termes sans quelque donnée intuitive, et penser à la fois ces termes comme plusieurs sans une synthèse intellectuelle ?
— Naturellement, cette difficulté ne m’empêchera pas de poursuivre l’analyse de votre livre ; mais elle m’empêcherait d’en approuver les conclusions, et surtout de faire mon article sur Kant. Aussi je souhaite vivement que vous réussissiez à la résoudre. Je vous prie d’excuser mon importunité, qui procède, vous le voyez, des meilleures intentions, et de croire à mes sentiments cordiaux et dévoués.
Louis Couturat
P. S. Je vais renvoyer le ms., recommandé, à M. Whitehead. Si j’osais, je vous dirais que je serais curieux de voir la section des fonctions et des classes. Mais j’ai peur d’abuser de votre complaisance.
