BRACERS Record Detail for 53203
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LOUIS COUTURAT TO BR, 4 JUNE 1903
BRACERS 53203. ALS. La Chaux-de-Fonds Bib., Suisse. Russell–Couturat 1: #105
Edited by A.-F. Schmid
Paris,
le 4 juin 1903.
Cher Monsieur,
Je vous remercie, au nom de M. Lalande et au mien, des observations que vous nous avez envoyées sur le Vocabulaire. Nous nous sommes efforcés d’en profiter, dans la mesure du possible. En effet, la règle du Vocabulaire est de se borner à la définition des termes, sans impliquer aucune théorie, surtout une théorie moderne et personnelle. C’est pourquoi nous ne pourrons pas tenir compte de toutes vos observations, bien que nous en reconnaissions la justesse. Par exemple, nous ne pouvons pas même dire que la conversion partielle est fausse ! J’ai déjà eu à batailler parce que j’avais dit de Baralipton, etc. que ces modes (de la 4e figure) sont considérés à tort comme des modes de la 1e figure. On ne se figure pas à quel point les philosophes sont arriérés en fait de Logique. Il faudra leur faire toute leur éducation, et, en attendant, on ne peut pas leur faire accepter des vérités, même évidentes pour nous, qu’ils ne comprennent pas. C’est comme pour le continu : ils s’en tiennent au sens vague et soi-disant philosophique B, et ils ne peuvent pas comprendre le sens précis C, faute d’instruction mathématique. Pour ce dernier, j’ai remplacé la définition de Dedekind (que j’avais adoptée comme plus intuitive) par laa 2e de Cantor. Celle de M. Whitehead ne me paraît pas plus simple ; elle exigerait autant d’explications.
J’ai lu la 1e Partie de votre livre, et je vais l’emporter à la mer (où nous partons le 12) pour lire le reste. Vous l’avouerai-je ? Je ne suis pas très satisfait de cette 1e Partie. Non pas qu’elle manque de rigueur ni même de clarté (pour quelqu’un qui connaît Peano ; car pour un autre lecteur, ce serait, je crois, un tissu d’énigmes) ; mais elle manque, à mon goût, d’évidence intuitive. Je sais bien que cette évidence n’est pas l’évidence logique, et peut s’en séparer. Néanmoins, je suis un peu effrayé et déçu de voir que les 8 notions premières et les 20 axiomes, non seulement ne sont pas clairs et simples, mais ont un air de paradoxe choquant pour le bon sens. Vous direz que le bon sens n’est pas la logique formelle. Sans doute, mais il est tout au moins la logique spontanée, et après tout notre logique formelle n’est que la justification et la systématisation des raisonnements que dicte ou dirige le bon sens. Il serait fâcheux pour la Logique qu’il y eût, dans ses fondements, un divorce aussi complet entre la rigueur et l’évidence. (Vous savez que c’est un reproche que l’on adressait autrefois à la Géométrie d’Euclide.) Il semble que les éléments fondamentaux de la pensée mathématique et de toute pensée devraient se présenter à l’esprit avec une clarté éblouissante, et ne pas ressembler à des subtils et ingrats jeux de mots.
Je crains que vous ne vous soyez laissé aller, dans cette partie, à votre goût pour la subtilité et le paradoxe. Vous êtes, naturellement, familier avec le symbolisme de Peano, et rompu à toutes les difficultés de ce calcul ; vous en jouez en virtuose, et vous vous plaisez à en faire ressortir les parties les plus ardues et les plus scabreuses (ex. : la contradiction, ch. X). Mais je suis inquiet, à un point de vue pratique : j’ai peur que cette 1e Partie ne rebute la plupart de vos lecteurs (non familiers avec le Peano), et ne leur donne une idée défavorable de cette logique nouvelle, dont, avec votre sincérité philosophique si louable, vous ne dissimulez aucune des imperfections. Pour mon compte, je voudrais, tout au contraire, présenter (dans mon futur ouvrage) cette Logique de la façon la plus simple, la plus claire, je dirai presque : la plus attrayante, afin d’en faciliter l’étude et la diffusion. C’est un autre point de vue, le point de vue didactique. Cela ne m’empêchera pas de tirer grand profit de votre travail, dont j’admire de plus en plus la profondeur et l’étendue. Croyez-moi, cher Monsieur, votre cordialement dévoué
Louis Couturat
Notes
a[celle]
