BRACERS Record Detail for 53174
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University.
LOUIS COUTURAT TO BR, 5 FEB. 1901
BRACERS 53174. ALS. La Chaux-de-Fonds Bib., Suisse. Russell–Couturat 1: #77
Edited by A.-F. Schmid
7, rue Nicole, Paris, V.
le 5 février 1901.
Cher Monsieur,
C’est avec une vive satisfaction que j’ai appris la création d’une Université à Londres, et avec une sympathie sincère que je me suis efforcé de vous procurer les documents officiels demandés. Les deux brochures que je vous ai envoyées samedi contiennent tous les renseignements officiels. Malheureusement, je suis si occupé que je n’ai pas encore eu le temps de vous écrire les autres : j’espère qu’ils arriveront encore à temps. Dans nos Facultés des Lettres (auxquelles appartient la philosophie), les professeurs (titulaires ou adjoints) chargés de cours et maîtres de conférences font essentiellement la même besogne ; ils ne diffèrent que par le degré hiérarchique, et par le mode de nomination : le ch. d. c. et m. d. c. sont nommés par le ministre (c. à d. par le directeur de l’Enseignement supérieur) ; les professeurs sont proposés par le Conseil des professeurs, et agréés par le ministre. Chaque professeur fait en général 3 leçons par semaine : l’une est consacrée au cours, dont le sujet est librement choisi par lui dans les limites de l’attribution de sa chaire.(1) Les deux autres sont des conférences fermées (c. à d. réservées aux étudiants) sur des sujets divers, empruntés (forcément) aux programmes de la licence et de l’agrégation. (Je vous rappelle que la licence est la licentia docendi, exigée de tout prof. de l’enseignement secondaire, même des collèges communaux ; et que l’agrégation est un concours qu’il faut passer pour être admis professeur dans un lycée départemental.) Pratiquement, tous nos exercices sont dominés et réglés par les susdits programmes, même en partiea les cours. C’est là une servitude déplorable qui paralyse et stérilise l’enseignement supérieur : les Facultés des Lettres et des Sciences ne font que préparer au professorat, et ne sont fréquentées que par des aspirants professeurs. J’espère que vous voulez faire autre chose et mieux. Je suppose que l’Université nouvelle veut se rapprocher à certains égards des Universités continentales, être moins patriarcale et aristocratique, moins classique et traditionaliste, plus positive et plus pratique. On fera sans doute une grande place aux applications techniques et industrielles de la science, aux sciences historiques, politiques et sociales, etc. On laissera sans doute les humanités à Oxford et les hautes mathématiques pures à Cambridge. Vous avez de la chance de bâtir sur un terrain neuf, de tailler en plein drap, et de n’être pas gêné par les traditions et par les cadres antiques. Je ne sais si vous adopterez la division par Facultés ou la répartition plus moderne en Instituts. Dans le 1er cas, je suis partisan d’une Faculté de philosophie réunissant les lettres et les sciences, comme autrefois. Dans le 2e cas, je proposerais un Institut de philosophie qui comprendrait, comme celui de Louvain (renseignez-vous) des cours de sciences spéciaux pour les philosophes. Dans les deux cas, je suis d’avis (et vous aussi, j’en suis sûr) de faire de la philosophie le trait d’union des lettres et des sciences, lac partie centrale et commune des divers ordresd d’étudese (y compris le Droit, la Médecine et la Théologie), enfin l’âme de l’Université future. Pour cela, il conviendrait d’avoir deux chaires principales, l’une de Logique, l’autre de Morale. Vous savez mieux que moi ce qu’il faut entendre aujourd’hui par Logique : ce serait la Méthodologie, l’Epistémologie, la Théorie de la connaissance, la Critique des hypothèses scientifiques, et, au besoin, la Cosmologie. D’autre part, la Morale comprendrait la théorie des devoirs sociaux, la théorie du droit, la théorie de l’Etat, et les questions sociales ; elle se rattacherait au Droit, à l’Economie politique, à l’Histoire, etc. etc. de même que la Logique se rattacherait à toutes les sciences positives (de la nature surtout). A ces chaires pourraient s’adjoindref une chaire d’Histoire de la philosophie et des sciences, et des chaires auxiliaires de Pédagogie, de Psychologie, de Sociologie, etc. ad libitum. Mais le fond de l’enseignement philosophique devrait, selon moi, consisterg en Logique et en Morale. Bien entendu, ce n’est là que mon opinion personnelle ; mais une opinion réfléchie depuis des années, et inspirée par l’expérience de notre enseignement supérieur. Je serais heureux qu’elle contribuât à vous faire éviter les défauts et les inconvénients de celui-ci. Surtout, tâchez de ne pas avoir des examens ! ou, si vous en avez, que ce soient des examens sans programme, où l’on demande de faire preuve d’une compétence générale, et non d’une érudition indigeste qui exige une préparation spéciale. Vous ne vous figurez pas quelle tyrannie exerce sur nos études le programme de l’agrégation, qui change tous les ans, et qui oblige les professeurs, dans toutes les Universités de France, à étudier les mêmes auteurs, les mêmes ouvrages, et à expliquer les mêmes textes ! Que de temps, de peines et de travail inutilement perdus ! Tâchez au contraire (on y tend chez nous) d’avoir des séminaires où les étudiants travaillent sous la direction du maître, apprennent la méthode et collaborent avec lui. Et queh le travail qu’ils auront fait leur serve à conquérir leurs grades, et leur tienne lieu d’examen. Que le professeur soit libre de choisir le sujet de ses études dans le domaine de sa compétence, et puisse travailler pour la science tout en enseignant. — Toutefois, comme il faut aux commençants des cours d’instruction générale, il faudrait diviser le travail comme suit : ce que je viens de dire s’appliquerait aux professeurs titulaires, aux maîtres. A côté et au dessous d’eux, il y aurait des professeurs plus jeunes (comme nos maîtres de conférences) qui feraient pour les étudiants novices des cours d’ensemble, par ex. : histoire de la philosophie ancienne-moderne. Cette division n’existe pas dans nos Facultés des Lettres ; — elle existe dans nos Facultés des Sciences, où le professeur (un Hermite, un Poincaré, un Darboux, etc.) traite des sujets très élevés dont il a fait une étude personnelle ; tandis que les ch. de cours et maîtres de conf. font des cours de licence (calcul infinitésimal, mécanique rationnelle, astronomie, etc.). Dans nos Facultés des Lettres, je le répète, tous les professeurs font les deux métiers, ce qui est écrasant et fastidieux. Il vaut bien mieux confier aux prof. débutants les cours élémentaires, et leur faire espérer qu’après un stage ils passeront maîtres et pourront se consacrer aux études de leur choix. Il n’est pas mauvais que les jeunes professeurs soient obligés d’acquérir une érudition assez générale avant de se spécialiser tout à fait.
Voilà, cher Monsieur, les principales réflexions qui me suggère votre projet. Puisque vous venez les derniers, profitez de l’expérience de vos prédécesseurs, tâchez de faire mieux qu’eux, d’être plus heureux et plus libres qu’eux ; je le souhaite sincèrement. Il va sans dire que, dans cette lettre, j’ai insisté surtout sur les défauts de notre organisation, pour vous mettre en garde contre eux ; et que nos Universités valent mieux que l’on ne pourrait le croire d’après ce portrait peu flatté. D’ailleurs, chez nous, les hommes valent mieux que les institutions ; c’est surtout et uniquement les programmes que je critique. Seulement, les programmes ont une influence déprimante sur les esprits, et les empêchent de devenir ce qu’ils devraient, et de donner ce qu’ils pourraient. Je conclus : une Université doit être un foyer d’études libres et désintéressées, et non un comité d’examens, une machine à fabriqueri des licenciés et des agrégés (car j’oubliais de vous dire quej notre plus terrible corvée consiste à faire passer, outre la licence et le doctorat, le néfaste baccalauréat !)
Je vous écrirai plus tard sur les sujets qui nous intéressent personnellement. Vous pouvez lire ou communiquer cette lettre à qui il vous plaira, car, sous une forme familière et un peu vive, elle ne contient rien dont je ne sois profondément convaincu et que je ne sois prêt à répéter publiquement devant n’importe qui. Excusez seulement le désordre des idées, dû à la hâte et à l’improvisation, et croyez-moi toujours
Votre cordialement dévoué
Louis Couturat
P. S. Je vous envoie quelques circulaires pour la Langue internationale. Je vous prie de les distribuer pour le mieux de la cause, et de m’en redemander en cas de besoin. Nous sommes d’accord sur le principe, car si vous admettez l’utilité pour les sciences, les commerçants, eux, proclament l’utilité pour les affaires ; il faut les en croire !
Le Touring-Club de France est très favorable.
Notes
a{en partie} au-dessous de la ligne b{si le cours} au-dessous de la ligne c[couronnement]{partie centrale et} au-dessous de la ligne d{divers ordres d’} e[diverses] f[des cours]{une chaire} g[être] h[si l’on] i[préparer]{fabriquer} jrature
(1) Le cours est ouvert au public, qu’y vient en foule ... ou n’y vient pas, si le coursb est sérieux.
