BRACERS Record Detail for 53166
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International language. A.N. Whitehead at the end.
LOUIS COUTURAT TO BR, 5 NOV. 1900
BRACERS 53166. ALS. La Chaux-de-Fonds Bib., Suisse. Russell–Couturat 1: #69
Edited by A.-F. Schmid
7, rue Nicole, Paris, V.
le 5 novembre 1900.
Cher Monsieur,
Je me suis trompé en croyant que vous recevriez les dernières épreuves : ce sont des placards, tandis qu’on ne vous envoie que la mise en pages. J’espère que vous la verrez bientôt ; je viens de renvoyer les derniers placards corrigés. Je trouve qu’il vaut mieux placer l’Avertissement de l’édition française avant la Préface ; c’est ce qu’on fait généralement dans les livres traduits.
Je n’ai pas encore lu votre Leibnitz, parce que j’ai à remanier mon livre à l’aide des documents inédits, et je ne veux pas me laisser distraire eta troubler dans ce travail. Je le lirai après, cela me servira à contrôler et à compléter mon ouvrage. J’ai hâte d’en finir pendant que je suis plein de mon sujet.(1)
On va bientôt commencer à imprimer le tome III du Congrès ; le tome I est sous presse. J’ai encore deux mémoires à traduire. A toutes ces occupations vient se rejoindre la propagande en faveur de la Langue universelle, à laquelle je prends part comme délégué du Congrès de Philosophie. C’est de cette question que je voudrais vous entretenir ; j’ai intérêt à connaître votre opinion là dessus, puisque je suis censément votre délégué. J’ai étudié pendant les vacances deux systèmes, l’Esperanto et la Langue Bleue. Le premier me paraît bien supérieur, et d’une merveilleuse facilité. Je vous envoie des prospectus de l’Esperanto, pour que vous puissiez en juger par vous-même, et vous rendre compte de la possibilité et de l’utilité d’une telle langue. Bien entendu, je ne préconise pas tel ou tel système ; c’est pour le principe que je prêche. Je crois qu’il est impossible de méconnaître l’utilité, la nécessité même d’une langue internationale unique, qui serait pour chaque peuple la seule langue étrangère à apprendre (sauf pour les lettrésb qui voudraient lire Shakespeare et Dante dans le texte), et qui servirait 1° aux savants de toute espèce ; 2° aux commerçants et aux industriels ; 3° aux simples voyageurs. Il est clair que chacun de nous ne peut pas apprendre 5 ou 6 langues (en admettant même que selon les vœux irréalisables de M. Vassilief, on n’employât plus que 5 ou 6 langues dans les sciences et dans le commerce) d’une manière suffisante, non seulement pour les lire et les écrire, mais pour les parler. D’autre part, il est impossible de choisir une langue nationale vivante pour langue universelle : il s’y oppose trop de raisons d’amour propre, et d’intérêt politique et économique. Certains veulent ressusciter le latin ; mais le latin ne se prête nullement à l’expression des idées modernes et des choses pratiques ; et puis il est aussi difficile qu’aucune de nos langues vivantes. Reste donc à adopter ou à créer une langue artificielle comme l’Esperanto. L’existence même de l’Esperanto prouve que la chose est possible (il se prête même à la traduction des œuvres littéraires, comme Hamlet). De plus, une langue comme l’Esperanto est infiniment plus facile à apprendre qu’aucune langue vivante, 1° à cause de la régularité absolue de la grammaire et de la syntaxe (pas d’exceptions ! quel rêve !) ; 2° à cause de la distinction des parties du discours par leur forme même (ce qu’aucune langue vivante ne fait) ; 3° à cause de l’internationalité du vocabulaire, qui fait que chaque peuple y retrouve une grande partie des racines qui lui sont familières. Le vocabulaire scientifique, en particulier, est déjà au trois quarts international (dérivé du latin et du grec). Enfin 4° à cause de sa prononciation rigoureusement phonétique, et de l’absence complète d’équivoques, même en prononçant mal (ex. : ship et sheep). Tout cela me fait souhaiter vivement l’adoption d’une langue telle que l’Esperanto. Or cela ne peut pas avoir lieu que par une entente internationale entre la majorité des sociétés savantes & commerciales du monde civilisé. Tel est le but de notre propagande présente. Je viens donc vous demander : 1° Si vous seriez personnellement favorable à l’entreprise, ou, sinon, quelles objections vous avez à lui faire ; 2° Si vous connaissez des gens favorables à l’entreprise, ou même des sociétés qui pourraient émettre ou auraient déjà émis des vœux en ce sens ; 3° si vous voudriez bien faire de la propagande autour de vousc (pour le principe seulement) et notamment dans les sociétés dont vous êtes membre (comme l’Aristotelian Society). Je n’ai pas besoin, je pense, de faire valoir l’intérêt d’une telle œuvre. Vous savez quel a été le rêve de plusieurs grands philosophes, en particulier de Leibnitz ; elle s’impose de plus en plus à l’attention du public éclairé, à mesure que se développent les relations internationales, et que le monde savant et civilisé s’étend pard l’accession de nouveaux peuples et l’extension des échanges commerciaux et intellectuels. Inversement, l’institution d’une langue internationale contribuerait puissamment à multipliere ces relations et ces échanges, à accroîtref l’entente et l’unité dans le monde savant, enfin à développer la sympathie et la communion d’idées entre les divers peuples, et à créer « la conscience de l’humanité », qui doit être, selon M. Boutroux, l’œuvre du XXe siècle.
Excusez ce sermon : je me suis si bien « emballé » que j’ai développé à part les idées que je viens de vous exposer, pour en faire une lettre-circulaire. C’est ce qui vous explique le retard subi par cette lettre. Vous meg le pardonnerez, en pensant que vous serez ainsi le premier à recevoir la-dite circulaire. Vous comprenez aisément quel intérêt j’ai à connaître votre opinion sur cette question, et, s’il est possible, l’opinion générale de vos connaissances et amis de l’Université. L’Angleterre vient de perdre en Max Müller un glorieux fils adoptif ; il était précisément grand partisan de la langue universelle, et son suffrage a assurément un grand poids. On parle même d’un système qu’il aurait inventé, le « Ro » ; en avez-vous entendu parler, ou connaissez-vous quelqu’un qui pût me renseigner là-dessus ?
Vous allez voir prochainement Elie Halévy ; je l’ai entretenu récemment de la question, et il pourra vous donner quelques explications complémentaires sur notre projet : tout ce que je vous demande, c’est de l’étudier sérieusement et de m’en donner un avis réfléchi et motivé.
Veuillez me rappeler à l’occasion au bon souvenir de M. Whitehead, et lui rappeler l’article qu’il a bien voulu nous annoncer.
Veuillez présenter mes hommages, avec les sympathiques souvenirs de ma femme, à Me Russell, et recevoir pour vous, cher Monsieur, l’assurance de mon cordial dévouement.
Louis Couturat
Notes
a{distraire et} b[ceux]{les lettrés} c[dans les]{autour} d[de nouveaux peuples entrent dans]{le monde savant et civilisé s’étend par} au-dessous de la ligne e[développer]{multiplier} f[développer]{accroître} g{me}
