BRACERS Record Detail for 53156
To access the original letter, email the Russell Archives.
Enclosed newsclip is titled "The Struggle in South Africa. An American View. What Bishop Hartzell Thinks". There is a little on A.N. Whitehead.
LOUIS COUTURAT TO BR, 13 MAY 1900
BRACERS 53156. ALS. La Chaux-de-Fonds Bib., Suisse. Russell–Couturat 1: #58
Edited by A.-F. Schmid
7, Rue Nicole,
Paris, le 13 mai 1900.
Cher Monsieur,
Je vous remercie de votre intéressante lettre, qui m’explique votre opinion, et la présente sous une forme plus raisonnable ou du moins plus spécieuse. Il se peut que je me sois trompé en l’assimilant à la doctrine de Hobbes sur le droit de la force ; mais je ne crois pas qu’elle soit si éloignée que vous le pensez de cette doctrine que vous trouvez « banale et bête ». Si ce n’est pas sur la force que vous fondez le droit, c’est tout au moins sur l’intérêt ; et comme vous jugez qu’il y a intérêt à ce que le nombre des Etats diminue, vous en concluez que c’est aux gros à manger les petits, ce qui ressemble bien, avouez-le, au droit du plus fort. Vous voulez rendre les guerres plus rares, par des moyens purement matériels (frontières naturelles) : mais cela empêche-t-il les peuples de se faire la guerre ? Exemple : la France et l’Angleterre, la France et l’Italie. Le seul moyen d’éviter les guerres est un moyen moral : la modération des désirs, et le respect du droit et de la liberté d’autrui. Hors de là, pas de salut ni de paix possible. Vous dites : « moins il y a d’Etats, moins il y a de frontières et de militarisme ». L’histoire vous dément : depuis quand l’Allemagne est-elle militariste et redoutable pour la paix du monde, si ce n’est depuis qu’elle est unifiée ? La suppression (par l’annexion ou partage) des petits Etats comme la Polognea n’est pas seulement un crime (à mon point de vue) ; elle est une faute politique, au point de vue de l’intérêt, car ils servent de tampon entre les grands. Enfin vous regrettez la chute de Napoléon : eh bien ! Il m’est impossible de la regretter, car il était un danger permanent pour l’Europe et une menace perpétuelle de guerre. Au surplus, cet exemple se retourne contre vous, car il prouve que les grands empires, formés par la conquête, sont fragiles et peu durables, parce qu’ils provoquent les inquiétudes et l’hostilité des autres Etats et les obligent à se coaliser pour se défendre ; ils finissent toujours par venir à bout du colosse. Vous trouvez que le patriotisme est mauvais en général,b et vous croyez que je le trouve mauvais chez vous, et bon chez les Boers. Vous vous trompez : je le trouve légitime et respectable chez tous les peuples, grands et petits. Mais je distingue le patriotisme de l’esprit de conquête, qui se pare du nom d’impérialisme, et qui rêve de domination universelle. Enfin on peut réfuter votre thèse par une reductio ad absurdum : vous dites : moins il y a d’états, moins il y a de chances de guerre. Mais, il n’y en eût-il que deux sur la terre, ils trouveraient encore moyen de se battre ; donc il ne doit y en avoir qu’un, qui est apparemment l’empire britannique. Si vous n’allez pas jusque làc (et tant que ce but ne sera pas atteint) le mieux est de respecter l’indépendance des autres nations, et de ne pas empiéter sur elles.
Pour revenir au Transvaal, je ne trouve qu’une bonne raison : c’est que les Anglais trouvent commode et avantageux de se l’annexer, pour réaliser leur grand projet ambitieux « du Cap au Caire ». Celle-là, je la comprends ; toutes les autres sont de vains prétextes ou de purs sophismes. Telles sont, en particulier, celles de votre évêque américain (dont l’opinion, comme vous le savez, est contraire à celle de la majorité de ses compatriotes) qui invoque l’intérêt de la civilisation, du christianisme et des nègres. La civilisation ? Les Boers me semblent aussi civilisés que les Anglais, j’entends au point de vue moral, le seul qui compte, si non au point de vue industriel. Le christianisme ? Il me semble que les Boers sont aussi bons chrétiens que les Anglais. Et puis, est-ce que vous tenez beaucoup à ce que l’on convertisse les nègres au christianisme ? Ils ne feront que changer d’idolatrie.d Reste la question d’humanité. Eh bien ! j’admets tout ce dont on accuse les Boers. Ils sont libres, ils sont chez eux. De quel droit l’Angleterre les rappelerait-elle au respect de l’humanité, plutôt que toute autre nation ? Elle n’a pas à se mêler des affaires intérieures du Transvaal. L’analogie avec les Etats-Unis est absolument fausse, au point de vue du droit ; il y avait là Union, unité nationale, et par conséquent guerre civile entre deux partis. Tandis que la guerre d’Afrique est une guerre entre deux Etats dont l’un veut soumettre et absorber l’autre. On n’a pas le droit d’imposer par la force à un peuple des institutions, même libérales. Enfin on prétend que les Boers seront plus libres et plus heureux sous la domination anglaise : je me permets d’en douter ; mais quand cela serait, ils sont seuls juges de leur intérêt. On n’a pas le droit de faire le bonheur des gens malgré eux. Ils préfèrent leur indépendance nationalee (1) : on ne peut que les approuver. — Mais je ne puis m’empêcher d’admirer la sollicitude des Anglais pour les nègres : il n’en était pas question avant la guerre ; il n’était question que des droits des Uitlanders, et c’est là-dessus que le conflit a éclaté. Enfin, il n’y a pas lieu d’invoquer « la charge du blanc » et le prétendu droit des Européens sur toute peuplade jaune, rouge ou noire, car les Boers sont aussi des blancs, d’origine européenne, et c’est ce qui révolte à bon droit l’opinion européenne qu’une guerre entre blancs en présence des nègres et même, dît-on, avec leur concours. On était déjà indigné de la guerre de conquête faite par l’Italie à l’Abyssinie, nation chrétienne et civilisée ; à plus forte raison on l’est de celle-ci, que rien ne justifie ni même n’excuse, si ce n’est l’intérêt du plus fort et la soif insatiable d’annexion et de domination.
— Quant à ce que vous dites de la morale platonicienne opposée à la morale kantienne, c’est juste ; toute morale « matérielle » utilitaire et naturaliste est à peu près inapplicable,f à lag pratique, à cause de la complication inépuisable des cas particuliers ; mais cela ne condamne-t-il pas justement cette sorte de morale, car enfin, une morale est faite pour être appliquée et pratiquée, ou bien elle ne vaut rien. Ne vous étonnez donc pas que je reste fidèle à la morale kantienne, guide rigide et austère, mais infaillible et toujours clair.
— Au surplus, vous devez comprendre mon attitude (un peu raide et intransigeante, je l’avoue) si vous avez passé par ces opinions. Mais je suis curieux de savoir comment et surtout pourquoi vous en avez changé, et j’accepte bien volontiers l’offre que vous me faites de m’en instruire. Je sais d’ailleurs que vous avez étudié les questions politiques et sociales, et je suppose que vous avez là-dessus des opinions aussi originales et aussi réfléchies que sur la Géométrie non euclidienne. Mais si vous en avez déjà changé, vous pouvez en changer encore, à votre âge, et c’est pourquoi la discussion précédente peut n’être pas inutile, à la condition, bien entendu, qu’elle ne vous irrite pas.
Pour revenir à nos études spéculatives, je ne suis pas trop surpris de notre travail parallèle sur Leibnitz : le mien a été en partie suggéré par l’étude de Whitehead et, par suite, de Grassmann, qui, comme vous le savez, s’est rattaché (après coup) à Leibnitz dans sa Geometrische Analyse de 1847.(2) Je suis convaincu, comme vous, que la Logique de Leibnitz est le centre et le cœur de son système ; c’est ce que je montre dans ma Préface, et ce que je tâche de prouver dans tout le volume. J’y étudie successivt la Langue universelle, la Caractéristique, l’Encyclopédie, la Science générale, le Calcul logique et le Calcul géométrique. J’ai beaucoup de peine à rechercher les textes, dans les Phil. Schriften, les Math. Schriften, Dutens, Klopp, etc. L’absence d’index dans les éd. Gerhardt est bien gênante ; j’ai multiplié les références, et je compte même publier en Appendice les textes les plus rares et les moins connus. J’espère que mon livre sera imprimé en Juillet, mais il ne paraîtra qu’en octobre, c. à d. à peu près en même temps que le vôtre. La comparaison sera curieuse, et, j’espère, instructive pour les lecteurs. Peut-être pourrions-nous nous arranger pour annoncer mutuellement nos ouvrages.
— Pour les mémoires du Congrès, on a fixé une longueur maxima de 20 pages de la Revue de Méta. : mais il y aura un peu de tolérance ; vous ne pouvez évidemment mettre tout un traité de Logique dans le vôtre : vous n’aurez qu’à renvoyer aux auteurs sur lesquels vous vous appuyez. Vous pouvez compter sur moi pour corriger votre français, qui est d’ailleurs presque impeccable ; et je vous remercie de nous épargner la peine de le traduire. — Vous recevrez mon article sur Whitehead dès qu’il aura paru.
Je vous prie de ne pas vous offenser de la discussion, peut-être un peu vive de forme, mais cordiale dans le fond, de vos opinions, et de me croire toujours
Votre sympathiquement dévoué
Louis Couturat
P. S. Ne voyant plus venir d’épreuves, je suis allé relancer Gauthier Villars. On m’a dit que le metteur en pages, qui composait votre livre était mort ; d’où un nouveau retard. Pas de chance ! Dois-je vous renvoyer l’article sur Bishop Hartzell ? Je connais tous les arguments anglais, par le Siècle !
(1) Ce qu’est tout autre chose que la liberté individuelle qu’on daigne leur promettre.
(2) et auparavant, par l’étude de Boole et de la Logique algorithmique.
