BRACERS Record Detail for 53152

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Collection code
RA3
Recent acquisition no.
422
Box no.
6.51
Source if not BR
La Chaux-de-Fonds Bib.
Recipient(s)
BR
Sender(s)
Couturat, Louis
Date
1900/04/06
Form of letter
ALS(X)
Pieces
8
Notes and topics

Also finishing Leibnitz (sic). BR is saving all their letters.

Transcription

LOUIS COUTURAT TO BR, 6 APR. 1900
BRACERS 53152. ALS. La Chaux-de-Fonds Bib., Suisse. Russell–Couturat 1: #55
Edited by A.-F. Schmid


7, rue Nicole,
Paris (Ve)
6 avril 1900.

Cher Monsieur,

Je n’ai pu vous répondre plus tôt, faute de temps : car j’étais et je suis encore très occupé, moi aussi, par la composition d’un ouvrage sur la Logique de Leibnitz. Est-ce le même sujet que vous traîtez dans votre livre, ou un sujet approchant ? La rencontre serait curieuse, et pourrait être intéressante.

— J’ai reçu hier votre dernière épreuve ; je l’attendais pour envoyer le Bon à tirer. Pour vous montrer avec quel soin je les corrige, je vous dirai que sur l’avant-dernière vous aviez laissé passer : « A.W. Whiteheada » que j’ai corrigé en : « A.N. Whitehead ».

— Ces jours derniers, ne voyant plus rien venir de chez Gauthier-Villars, j’y suis passé pour leur demander la cause de cette interruption. Deux jours après je recevais les épreuves du 2 avril. J’espère qu’on va marcher régulièrement, et terminer bientôt la composition.

— Pour le Congrès, vous avez dû recevoir une circulaire qui a pu vous renseigner sur quelques points. La date de remise des mémoires n’est pas encore fixée (c’est une question de règlement) mais je crois qu’on acceptera les mémoires en français jusqu’au 1er juillet. Les mémoires en langue étrangère devront être envoyés plus tôt, à cause de la traduction qu’on devra en faire. On peut les envoyer dès maintenant.

Sur la question du Transvaal, je constate avec vous, non sans étonnement ni même quelque regret, que nous différons sur les principes philosophiques, ce qui rend un accord peu probable. J’ai correspondu avec M. Mac Coll sur le même sujet ; nous étions au contraire d’accord sur les principes, et ne différions que sur les faits ou sur leur interprétation (pour savoir, qui était le véritable agresseur). Je dis que vos principes m’étonnent, parce qu’il me semble que vous en avez changé depuis six mois. Le 21 octobre, vous reconnaissiez que « le patriotisme est la source de bien des crimes ». En janvier, vous me disiez que, au commencement, la guerre vous avait parub très injuste,(1) et vous essayiez de me prouver le contraire,c c. à d. que les Boers étaient dans leur tort, et que les Anglais ne faisaient que se défendre contre leurs machinations (c’est ce que me dit aussi M. Mac Coll, sans apporter d’ailleurs aucune preuve de ces machinations ; en fait de machinations, nous ne connaissons, en Europe, que le raid Jameson, et la scandaleuse impunité de ses auteurs, qui prouve la complicité du gouvernement anglais dans cet acte de brigandage déloyal et contraire au droit des gens). Et voici qu’à présent vous n’admettez plus aucune considération de justice entre les nations, et proclamez la règle suprême de l’intérêt national et le droit du plus fort. Je rends hommage à la franchise de ces déclarations ; mais alors, que signifiaient les précédentes ? Vous comprenez bien que, si je rapproche ainsi vos opinions à diverses dates, ce n’est pas pour le vain plaisir de vous mettre en contradiction avec vous-même (vous avez le droit d’avoir changé d’avis, même sur les principes) ; mais pour essayer de démêler votre véritable pensée, et vous inviter à réfléchir vous-même sur les motifs qui la guident. Vous l’avouerai-je ? J’ai l’impression que vos premières déclarations vous étaient personnelles, et que les dernières sont plutôt l’écho de l’opinion de votre entourage et de votre milieu. J’y reconnais la vieille tradition philosophiqued anglaise, celle de Hobbes et des autres politiques empiristes et matérialistes qui fondent le droit sur la force. Vous me disiez vous-même (le 18 décembre, dans une lettre extrêmement instructive) que l’impérialisme s’inspirait de maximes de Mommsen, de Carlyle et de Nietzsche, qui justifieraient n’importe quoi. Il semble à présent que vous en soyez dupe.

Quoi qu’il en soit, je demeure fidèle à mes principes de droit international, qui sont ceux de Kant, et non ceux de Bismarck ni de Napoléon, et qui sont conformes aux traditions les plus nobles et les plus généreuses de l’esprit français. Toute nationalité a droit à l’existence et à l’indépendance, et la suppression d’une nation est un crime analogue au meurtre d’une personne ; toute conquête brutale est un vol à main armée. Quant aux conflits d’intérêts entre les nations, ils peuvent et doivent tous se résoudre par des procédés juridiques, par l’arbitrage, et non par la guerre, aussi absurde et aussi barbare que le duel entre individus. Or à ce point de vue, le gouvernement anglais est bien des fois coupable ; il a refusé l’arbitrage demandé par le Transvaal, et il l’a acculé à la guerre par des exigences toujours nouvelles, et, ce qui est plus grave, par des préparatifs militaires qui faisaient à bon droit douter de la sincérité des négociations. Il est évident que Chamberlain voulait amuser les Boers par des négociations illusoires pour donner le temps de terminer les préparatifs militaires et envahir le Transvaal avec des forces supérieures. Dès lors, l’ultimatum de Krüger (qui n’a rien d’insultant, quoi qu’en dise lord Salisbury) était la réponse forcée ; c’était le seul moyen de parer le coup, et de démasquer la mauvaise foi de Chamberlain. Représenter les Boers comme agresseurs et envahisseurs, pour exciter le patriotisme anglais, est une odieuse comédie. D’ailleurs, lord Salisbury a jeté le masque, et quand les Boers, après un premier revers qui devait suffire à l’honneur britannique, ont demandé la paix avec l’indépendance, lord Salis. leur a fait une réponse dédaigneuse et négative. Dès lors, il est clair pour tout le monde que ce n’est pas une guerre de défense, mais une guerre de conquête que poursuit l’Angleterre. J’ajoute que ses représentants ont gravement violé le droit des gens : 1° en parlant des ci-devant Présidents, comme si lese 2 républiques n’existaient plus, alors qu’elles existent tant que la guerre ne sera pas terminée et leur sort réglé par un traité (aussi bien l’Angleterre a-t-elle dû leur reconnaître la qualité de belligérants) 2° en violant la neutralité du Portugal, tout en l’obligeant (ce qui est plus fort) à la faire respecter au préjudice du Transvaal. Tout cela, je l’avoue, est bien propre à justifier la réprobation et l’indignation unanimes du monde civilisé, que les Allemands et les Américains ont manifestées bien plus vivement que les Français.

— Mais j’oublie que vous ne tenez compte que des intérêts et des forces (car je ne puis prendre au sérieux l’argument tiré de la supériorité de la civilisation : cette supériorité ne confère aucun droit àf un peuple sur un autre. Et au fond, cette supériorité se ramène à celle ... des canons ; car je n’appelle pas civiliser les peuples inférieurs, les abrutir d’alcool, les empoisonner d’opium, lesg massacrer ou leur communiquer tous nos vices). Eh bien ! Ne croyez-vous pas que, au point de vue de l’intérêt le plus positif, l’Angleterre n’ait avantage à faire la paix ? Elle a déjà perdu une multitude d’hommes et dépensé des trésors pour aboutir à un résultat fort médiocre et douteux;h quels sacrifices ne lui faudra-t-il pas faire encore si elle vient à bout des Boers, et surtout, si elle n’en vient pas à bout, comme c’est vraisemblable. A-t-elle vraiment intérêt à immobiliser toutes ses forces dans le Sud de l’Afrique, et à provoquer l’hostilité des autres nations ? Celles-ci ne pourraient-elles pas profiter de son embarras actuel pour attaquer son empire en d’autres points et s’en annexer des morceaux ? Suivant vos propres principes, si elles le peuvent, elles le doivent, ou du moins elles en ont le droit, si elles sont les plus fortes. Or, qui peut répondre que l’Angleterre sera toujours la plus forte partout, sur terre et sur mer ? Si je vous suggère ces réflexions cruelles,i c’est pour vous engager à éprouver la valeur de vos principes, qui ne sont, je crois, que l’expression d’un amour-propre national légitime, mais exaspéré par les évènements. Je suis loin de blâmer le patriotisme, je le respecte au contraire, même dans ses excès. Mais il ne faut pas le confondre avec des sentiments inférieurs, tels que l’orgueil, l’ambition, ou la rancune et la vengeance. Le patriotisme éclairé (celui des intellectuels par conséquent) doit s’inspirer des intérêts véritables et durables du pays, non de ses intérêts éphémères et apparents ; et surtout, il doit s’allier, et, s’il le faut, se subordonner au sentiment de la justice, qui doit régner (j’y insiste à dessein) entre les peuples comme entre les individus. Il doit surtout se méfier de ce que les logiciens appellent les sophismes de la passion et de l’intérêt.(2) Je crois que, si les patriotes de tous les pays pensaient ainsi et faisaient dominer leur opinion équitable et impartiale dans leurs nations respectives, ils s’accorderaient aisément et feraient régner l’harmonie entre les Etats, ce qui vaudrait mieux pour la paix du monde et le bonheur de l’humanité. Croyez-moi, ce n’est pas telle ou telle frontière, telle ou telle configuration géographique d’un empire qui peut prévenir les conflits sanglants ; c’est la modération des désirs, l’absence d’esprit de conquête, le respect des droits et des intérêts du voisin, même (et surtout !) s’il est petit et faible. Quoi qu’on fasse, les intérêts diviseront toujours les peuples comme les individus ; la force ne pourra jamais résoudre leurs conflits inévitables, elle ne fera que les perpétuer. La raison seule peut y mettre fin, par un accord pacifique, gmutuellement consenti ; etj c’est là ce que j’appelle, avec Kant, un état juridique, un état de droit. Sans doute, un idéal lointain, et peut-être chimérique, comme tout idéal ; raison de plus, dirai-je, pour travailler à le réaliser, ou du moins à s’en rapprocher. Comme dit Kant, si c’est le devoir, je n’ai pas à m’inquiéter de savoir s’il est possible ; il doit être possible, et je dois agir comme s’il l’était. Ainsi que je l’écrivais à M. Mac Coll, la raison est le seul bien qui unisse les hommes, que tout le reste divise, en théorie et en pratique. C’est elle qui est le juge suprême de nos débats tout spéculatifs et académiques, c’est à elle que tous nous faisons appel pour triompher dans ces joutes pacifiques, et quand nous yk sommes vaincus, nous nous soumettons de bon gré et sans rancune, non à l’autorité d’un homme, mais à celle de la raison souveraine. De même dans l’ordre pratique, où la raison s’appelle Justice, notre devoir est de nous remettre à elle de tous nos différends, car elle seule peut concilier les intérêts contraires dans le respect mutuel du droit, tandis que la force ne fait que sacrifier les intérêts du plus faible à celui du plus fort, ce qui est la violation et la négation du droit. L’humanité civilisée est sortie de l’état de guerre de tous contre tous, dont le duel est une survivance ridicule ou odieuse, suivant les cas, que les Anglais ont réussi à abolir, ce dont je les félicite sincèrementl(3) et lui a substitué l’état juridique. De même, elle doit (moralement) mettre fin à l’état de guerre (ou de paix armée, ce qui est équivalent) entre les nations, et substituer au régime de la force le régime du droit. La Conférence de la Haye a marqué un premier pas dans la réalisation de cet idéal philosophique et moral;m j’ai eu la joie et la fiertén patriotiques de voir mon pays collaborer avec un zèle sincère, et sans réserves hypocrites, à cette œuvre humanitaire ; j’ai eu aussi le regret de constater que les puissances qui s’y sont le plus opposées, et qui ont contribué à rendre platoniques et inefficaces les résolutions du Congrès, ont été l’Allemagne et l’Angleterre. Mais ce que je reproche le plus vivement à celle-ci, c’est d’avoir, au lendemain du jour où elle avait signé ce pacte international, donné l’exemple de n’en tenir aucun compte, soit en refusant l’arbitrage, soit en repoussant toute offre de médiation. Voilà ce qui est grave et inquiétanto pour l’avenir : l’Angleterre aura contribué, autant qu’il était en elle, par orgueil, par ambition ou par égoïsme, à annuler les résultats de la Conférence de la Haye, et à retarder l’avènement de l’Ere sans violence. C’est un recul de la civilisation, c’est un retour vers la barbarie, c’est un crimep contre l’humanité.

Vous allez me trouver bien sévère ; mais je vous prie de considérer que nous discutons ici dans la région des Idées éternelles et des principes absolus, dont la sentence est tranchante et inflexible J’ai beaucoup réfléchi à toutes ces questions (qui ne m’intéressaient pas auparavant) depuis 2 ou 3 ans, pendant la maudite Affaire, qui, selon le mot de Tolstoï, a posé un cas de conscience à tous les Français. C’est à votre tour à résoudre un autre cas de conscience. Vous me rendrez témoignageq que je n’ai jamais hésité à mettre la justice au dessus d’un fauxr patriotisme et des prétendus intérêts du pays ; croyez bien qu’il m’en a coûté, et que j’en souffre encore, pour l’honneur de la France. Voyez à votre tour comment vous concevrez et servirez l’honneur de l’Angleterre ; en le plaçant dans le triomphe éphémère et peu glorieux de la force, ou dans le respect de la justice et du droit, dans les services rendus à l’humanité et à la civilisation.

Vous excuserez, j’espère, ce trop long « sermon », si vous voulez bien le considérer pour ce qu’il est, c. à d. pour la meilleure preuve de ma sincère et cordiale sympathie.

Louis Couturat

P. S. Prière de conserver cette lettre, comme je conserve toutes les vôtres.

(1) J’ajoute, ce qui est assez piquant, qu’elle vous semblait injuste parce que les Anglais se croyaient les plus forts, mais qu’elle vous a ensuite paru juste lorsque les Anglais se sont trouvés réellement les plus faibles.

(2) Je ne veux pas dire qu’il les commette lui-même, mais il peut se laisser prendre à ceux des autres, des journaux, de la foule aveugle et passionnée.

(3) Or il ne manque pas d’apologistes du duel qui en disent ce qu’on dit de la guerre, à savoir qu’il entretient le courage, le sentiment de l’honneur, les sentiments chevaleresques etc. etc. C’était bon au moyen-âge !

Textual Notes

  • a

    Whitehead [N.] le « W » et le « N » sont soulignés deux fois

  • b

    paru [très injuste]

  • c

    contraire [que]

  • d

    philosophique [brit]

  • e

    les [des]{comme si les} au-dessous de la ligne

  • f

    à [de]{à}

  • g

    les [et leur]

  • h

    douteux {et douteux}

  • i

    cruelles [sévères]{cruelles, c’est}

  • j

    et [volon]

  • k

    y {y}

  • l

    sincèrement {dont le duel est une survivance ridicule ou odieuse, suivant les cas, que les Anglais ont réussi à abolir, ce dont je les félicite sincèrement}

  • m

    moral rature

  • n

    fierté rature

  • o

    inquiétant [fort périlleux]{inquiétant}

  • p

    crime [de lèse]{contre l’}

  • q

    témoignage [tte justice]{témoignage}

  • r

    faux [d’un]

Publication
Schmid, Russell—Couturat 1: #55
Permission
Everyone
Transcription Public Access
Yes
Record no.
53152
Record created
Nov 19, 1996
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Nov 13, 2025
Created/last modified by
blackwk