BRACERS Record Detail for 53145
To access the original letter, email the Russell Archives.
LOUIS COUTURAT TO BR, 3 DEC. 1899
BRACERS 53145. ALS. La Chaux-de-Fonds Bib., Suisse. Russell–Couturat 1: #48
Edited by A.-F. Schmid
Paris, 7, Rue Nicole.
3 décembre 99.
Cher Monsieur,
J’ai dit à M. Léon de vous envoyer du n° de Novembre le nombre d’exemplaires que vous désirez ; il vous prie d’excuser cet oubli, car on en envoie toujours une demi-douzaine aux auteurs des articles (on ne fait pas de tirage à part), et on leur donne en plus autant qu’ils en demandent.
Ena relisant votre article, je me félicite d’être d’accord avec vous sur la plupart des points, surtout sur les principes philosophiques, et d’avoir trouvé en vous un allié précieux contre la tendance nominaliste qui règne chez les mathématiciens. Je vais encore rompre une lance contre M. Le Roy, dont vous avez pu voir un article dans le même n°. J’avais déjà adressé à M. Poincaré des objections analogues aux vôtres, je suis bien aise que les vôtres soient venues confirmer et renforcer les miennes. M. Poincaré m’a dit qu’il allait vous répondre ; son article, qui paraît assez long, est déjà presque terminé. Il paraît qu’il vous attaque surtout sur les preuves empiriques des axiomes euclidiens ; c’est assurément là le point faible de votre thèse, bien que je n’aieb rien à vous répondre là-dessus. Cela prouve simplement à quel point vos théories lui paraissent fortes, pour qu’il revienne encore à la charge, ce qu’il n’a jamais fait.
Le Congrès de Philosophie se tiendra du 2 au 7 août 1900. Je ne sais rien de plus ; je vous rappelle seulement que les mémoires seront imprimés d’avance, de sorte que les auteurs n’auront pas à les lire, et n’auront même pas besoin d’être là, à la rigueur. C’est vers le 1er mai qu’on devra déposer les mémoires.
Je redoute bien moins que vous les complications internationales, et je crains que la presse anglaise n’abuse l’opinion à ce propos. On dit qu’elle recueille avec prédilection les passages les plus violents et les plus injurieux de nos immondes journaux pour exciter les esprits et jeter, comment on dit, de l’huile sur le feu. Or les journaux anglophobes sont justement les journaux nationalistes, antisémites et cléricaux, les « antidreyfusards » en un mot. Il ne faut pas leur attribuer plus d’importance que les Français intelligents et éclairés ne leur attribuent, ni surtout les prendre pour les interprètes de l’opinion publique, encore moins de notre gouvernement, qui leur est, vous le savez, absolument hostile. Au fond, ces journaux veulent, d’abord, se venger du « dreyfusisme » des Anglais, ensuite, créer des embarras à notre gouvernement en l’accusant de manquer de patriotisme, etc. Vous savez, je pense, comment le ministre des affaires étrangères a qualifié cette campagne et cette politique à la tribune de la Chambre. Je vous prie de croire M. Delcassé, qui seul a le droit de parler au nom de la France, plutôt que les bandits irresponsablesc de la presse. Je vous prie surtout de mettre en garde vos amis contre les informations tendancieuses de la presse anglaise. Elle imite, paraît-il, notre presse nationaliste. Celle-ci recueille avec soin dans les journaux socialistes les diatribes les plus furibondes contre l’armée, pour faire croire à celle-ci que l’opinion publique la méprise et la déteste. De même, vos journaux font exprès de citer les invectives les plus virulentes, et par là même les moins sérieuses et les moins efficaces.(*) On nous reproche de ne pas professer pour Sa Gracieuse Majesté un respect superstitieux, parce qu’un caricaturiste s’est permis un dessin irrévérencieux. On oublie que le Français, « né malin », selon Boileau, ne respecte guère les autorités, et qued par ex. le président de la République est encore moins épargné par les journaux satiriques. Je dirai plus : si l’on compare le langage des hommes officiels, responsables, des deux pays, la modération et la courtoisie ne sont pas toujours de votre côté ; le ton comminatoire de M. Chamberlain n’a rien d’amical ni de pacifique. C’est lui surtout qui pourrait nous inspirer les craintes que vous manifestez, car cet homme ambitieux et sans scrupules paraît remuant et dangereux. Il vaudrait bien mieux, pour le repos du monde, que la politique anglaise s’inspirât des vues sensées et modérées de lord Ch. Beresford et de lord Rosebery, dont les paroles sont pleines de raison de vérité. C’est aux intellectuels des deux pays qu’il convient de combattre ces funestes passions du chauvinisme et du jingoïsme, qui tendent à susciter des conflits oue à les envenimer, et surtout d’éclairer l’opinion publique, que les journaux excitent et trompent à plaisir, en renseignant leurs concitoyens sur les véritables sentiments du peuple voisin. Certes, je ne puis vous cacher que la majorité des Français est loin d’approuver la guerre du Transvaal,(2) et éprouve des sympathies pour les Boers : c’est une tradition généreuse de notre pays d’être toujours pour les faibles contre les forts, surtout quand ils combattent pour défendre leur territoire et leur indépendance (rappelez-vous la Pologne). Mais de là à souhaiter une intervention active en faveur des Boers, il y a loin. Tout ce qu’on pourrait souhaiter, c’est une intervention diplomatique, amicale et pacifique, en faveur d’une médiation ou d’un arbitrage, conformément au protocole de La Haye, et à ce propos il est regrettable que l’Angleterre ait donné la première l’exemple de l’oubli des conventions pacifiques conclues naguère, qui risquent fort, grâce à ce funeste précédent, de rester lettre morte.
Mais j’arrête là cette longue lettre, destinée à vous éclairer sur les véritables dispositions des Français, que l’on calomnie chez vous, et à vous donner ainsi un nouveauf témoignage de ma sincère et cordiale sympathie.
Louis Couturat
P. S. Je vous prierai de me renvoyer vos épreuves (comme le fait M. Cadenat) pour éviter des erreurs ou confusions dans les corrections. A la p. 8 (fin de l’Introduction) j’ai mis une note pour indiquer vos deux articles de la Revue de Métaphysique, qui forment un complément naturel de votre ouvrage. Tournez, SVP. P. 9, 3 lignes après la citation de Browning, j’ai corrigé un contre-sens. Aussi ai-je demandé une nouvelle épreuve de cette 1e feuille.
(*) pour vous exciter à la haine de la France.
(2) Pas plus que sir W. Harcourt et M. John Marly, que personne chez vous n’accuse pour cela de manquer de patriotisme.
